I. INTRODUCTION
Enseigner, c’est être regardé (ou non) par trente paires d’yeux. Il y a là, dans cet espace classe d’un face à face avec les élèves dont le savoir constitue l’enjeu, un espace-temps d’interactions entre l’enseignant et les élèves. Un jeu en miroir où le professeur tente de donner une bonne image de lui que l’attention des élèves conforte. Un jeu de perceptions et de ressentis où l’enseignant a une place à tenir, celle du maître, un temps où le corps s’expose voire s’exhibe dans un idéal de maîtrise à enjeu narcissique (Pujade-Renaud, 1983).
II. ORIGINE DU DISPOSITIF
Depuis 2005, les IUFM [1] sont devenus écoles internes de l’université. Pour aider les enseignants débutants, le Ministère de l’éducation national a créé un site internet « tenue de classe » avec un portail de ressources et de formation [2] dédié à l’accompagnement et la formation des professeurs stagiaires. Des réponses concrètes et des notions théoriques sont proposées notamment sur les thèmes de la conduite de classe, la gestion d’un public d’élèves hétérogène… Dans le cadre des nouveaux masters enseignement, des UE (Unité d’Enseignement) sur ces thématiques ont vu le jour. L’enjeu est de préparer les étudiants et les fonctionnaires stagiaires aux aspects pédagogiques inhérents à la gestion de classe, soit en filigrane la question de de la posture, de l’autorité et de la prévention des perturbations en classe. Plusieurs questions se posent alors : de même que la médecine a un savoir savant sur le corps humain, existe-t-il un savoir savant sur le corps de l’enseignant dans sa classe ? Ces différentes conceptions de formation universitaire aux métiers de l’enseignement m’ont amenée à proposer un dispositif de formation « Posture, corps et voix de l’enseignant dans la classe », à visée clinique postulant une culture du singulier et de la différence, et prendre en compte :
- le sujet, singulier, son histoire et son rapport au corps (Jourdan 2006) ;
- le temps, c’est-à-dire l’évolution, les changements, les questionnements sur sa pratique ;
- le réel, la contingence de toute situation d’enseignement-apprentissage. Les choix que les enseignants opèrent dans ces temps d’interactions didactiques ne relèvent pas tous de comportements rationnels caractérisés par la cohérence entre moyens utilisés et objectifs poursuivis. Aux côtés d’actes explicables, de l’ordre de la rationalité, d’autres relèvent d’une autre logique répondant à des mobiles inconscients.
III. PROBLEMATIQUE : LE CORPS, QUEL CORPS ?
« … à mon avis il faut jouer le jeu de celui qui connaît bien l’activité quoi faut bluffer quoi, pour lui maintenir sa motivation à apprendre quoi parce que s’il se dit que le prof il y connaît rien, donc ça marchera pas ». Maxime, stagiaire.
Le corps est révélateur de ce que nous sommes, un garçon, une fille, notre âge, le temps qui passe, les rides, les cheveux blancs… Le corps apparaît comme un point de passage de toutes nos expériences, lieu de nos émotions : « c’est par notre corps que nous percevons le monde. Ce corps vit, agit, ressent, voit. Il est en relation avec le monde » (Merleau-Ponty, 1976). Notre humeur colore et filtre les évènements. Ainsi, le corps de l’enseignant n’est pas neutre. Il envoie des messages non verbaux, des signes, tout aussi lisibles qu’un texte parlé : les gestes, les soupires, les silences, les regards, les haussements d’épaules, les froncements de sourcils… Il y a également la voix de l’enseignant, peut-être la partie la plus intime du corps. Le climat sonore que le sujet instaure : agressivité, chaleur, fermeté… Toutes ces manifestations du corps, apparemment insignifiantes, mais qui vont être lues et interprétées et qui parfois peuvent donner lieu à des situations de conflit. Le corps marque le sujet, le personnifie, il est la « trame symbolique pourvoyeuse de significations et de valeurs » (Le Breton, 2004). Le corps « ne se confond ni avec sa réalité biologique en tant qu’organisme vivant, ni avec sa réalité imaginaire en tant que fantasme, ni avec sa réalité sociale en tant que configuration et pratique sociale. Il est l’assemblage des trois » (Bernard, 1995).
Le statut assure l’indispensable distinction des fonctions et des places distinctes adulte / enfant ; enseignant / élève. Une place d’exception à assoir. Est-ce à dire que l’enseignant doit donner à voir une représentation de son statut ? Qu’il doit donner à voir de l’assurance, de l’autorité au risque de perdre la classe ? Un corps menaçant ? « C’est bien le paradoxe du corps d’être à la fois image, objet et signifiant ». (Delanoë et Labridy, 1983). Ce « être vu » pose le problème de l’image de soi et de l’importance des enjeux narcissiques pour pouvoir se sentir en sécurité face aux élèves et soutenir sa place d’enseignant, jusqu’à « bluffer » nous dit Maxime. Ainsi, ne pas être écouté, ne pas être respecté, ne pas être « aimé » ( ?) … et Narcisse se désagrège ! Selon Pujade-Renaud (1983), le corps est mis en scène pour capter l’attention des élèves, « une théâtralisation symbolique » dans laquelle « plutôt que d’être passivement exposé aux regards, l’enseignant opère une mise en scène active du corps. Il tente de s’assurer ainsi d’une prise de possession des regards enseignés, de métamorphoser l’exposition passive en captation ». Il tente de trouver la bonne distance qui est tout à la fois un rapprochement, une alliance, et une mise à distance, une « séparation » (Imbert, 2000). Il faut garder la face, mais l’imprévu fait lâcher prise, le « je » entre en jeu, colère, emportement, éclats de rire, autant de manifestations d’émotion qui, dans l’instant, peuvent mettre l’enseignant en situation d’inconfort et de désarroi : corps dont nous ne sommes pas maîtres.
IV. DISPOSITIF DE FORMATION
Enseigner, dans cet espace de rencontre à l’autre, c’est autoriser une large place à l’évènement, c’est prendre en compte tous les enjeux des positions subjectives de chacun. L’enjeu essentiel de nos formations est de solliciter l’enseignant dans sa singularité, dans sa différence, pour l’amener à construire une gestuelle professionnelle en harmonie avec ce qu’il est, ce qu’il désire, afin de se saisir de ses ressentis dans ce contact à l’autre.
IV.1 Mise en « Je » corporelle
Le premier temps est une prise de conscience de ce que l’on donne à voir quand on se déplace, quand on s’adresse à autrui. Quelle carte d’identité l’enseignant expose de soi-même quand il est face à des élèves ? Ce travail sur le corps, la posture en classe, est un travail sensible dans le sens où il implique l’enseignant dans son intimité. Il va s’agir de déconstruire ces a priori de possibles « recettes-du-bien-faire-qui-marchent » pour que tout à chacun construise, invente, dans ces situations d’urgence où l’émotionnel envahit l’espace classe, sa posture, son « je » en jeu. Etre face à une classe exige d’habiter son corps et sa voix, ce qui touche autant l’émotionnel et l’affect que le cognitif et le rationnel de la transmission de savoir.
Le premier axe de travail est l’accueil des élèves, à chaque heure de cours. Accueillir l’élève, c’est lui faire sa place - singulière parmi les autres - lui permettre d’exister tel qu’il est, comme il est, sans jugement, là où il en est de ses apprentissages didactiques et de ses comportements sociaux. Il s’agit de trouver, avec sa singularité de sujet, sa gestuelle, pour que les élèves se sentent accueillis, se sentent en sécurité dans l’espace classe. Une posture qui va se construire entre empathie et autorité (dans le sens d’un processus d’interaction et de reconnaissance réciproque). Premier instant de la relation, le regard qui invite, qui menace, regard qui méprise, regard qui stimule : construire dans le temps, son « je professionnel » singulier dans l’instant de la rencontre avec l’élève. Il s’agit de mettre à jour les tensions, les raidissements corporels, tous ces signes qui se lisent et disent la tenue du corps, son mouvement, son être à l’autre, qui soudain va se modifier légèrement et de façon inattendue. Observer et être observé amène à s’interroger sur soi-même, à son rapport au corps, et ainsi tenter d’accéder à ce qui se joue dans ce qui se donne à voir et à entendre. Voir les autres « jouer » fait image en miroir sur soi, sa pratique. L’autre fait résonnance en soi.
On se cherche tout d’abord à travers des déplacements, un travail sur soi, son tonus, sa verticalité, sa respiration, ses différents rythmes ; un travail de « récupération active » ou comment s’offrir en situation de travail en classe des micros moments pour récupérer. Cela se fait à partir d’exercices dont l’enjeu est de prendre conscience de son tonus postural (« contract – Release », se tendre – se détendre). Puis, dans un second temps, on joue des émotions (colère, joie, anxiété) et des postures (autorité, rayonnement, empathie, fermeture). On joue des mises en scène d’évènements choisis vécus en classe. Il s’agit de prendre le temps de s’exercer à mettre en scène sa corporéité, sa personnalité, de jouer à paraitre. Le corps est ici un outil de travail à jouer comme étant le premier médiateur entre soi et les élèves, un corps qui met en scène le savoir dans un rythme, une respiration, des déplacements qui accompagnent cette transmission.
A chaque séquence, un temps de discussion permet de revenir sur les éléments significatifs de tout ce qui passe par le corps, parfois à notre insu : le regard, les mimiques, l’attitude, le placement, la distance à l’autre, la proxémie. Autant d’éléments corporels sur lesquels l’enseignant peut mettre des mots au regard de ses résonnances. Il y a ce que l’on fait et ce que l’on peut en dire. Il y a ce que je peux dire du corps de l’autre, ses gestes, sa manière d’être ; ce que j’entends de sa voix, sa tonalité, son registre, comment je perçois son regard. Temps de questionnement. Temps d’interprétation de l’autre. « La parole permet au sujet de se constituer, en subjectivant ce qui lui arrive, c’est le lieu de sa mémoire et de son histoire (…) Les apprentissages sont l’effet d’un de jeux transférentiels multiples et complexes qui particularisent le rapport au savoir, ils sont le produit d’une mémoire cachée dans laquelle le corps à corps a pris pour chacun d’entre nous, des significations variées » (Labridy, 1997). Chacun exerce son corps avec sa singularité, au regard de ses perceptions de l’autre, de son imaginaire, de ce qui lui semble être. Temps de l’agir inséparable d’un temps de paroles, temps de lâcher prise, temps pour résonner sans raisonner.
IV.2 Mise en voix
Un travail sur la voix, véritable caisse de résonnance de notre être, lieu de tous nos affects, traverse l’ensemble. De nombreuses techniques vocales existent pour travailler et tenter de trouver et placer sa voix professionnelle - fondamentalement différente de sa voix privée conversationnelle - adressée avec un regard, portée, projetée, placée au-dessus du larynx, incorporée, articulée. Les exercices proposés sont pluriels et adaptés à l’aspect technique que nous souhaitons mettre en place dans le cadre de cette formation. L’enjeu est d’apprendre à préparer « son instrument », à l’instar d’un musicien ou d’un sportif.
La voix c’est avant tout une affaire de soufflerie, il va donc s’agir d’apprendre à mettre en place dans le quotidien une respiration ventrale et non thoracique, apprendre à gérer l’air pour ne jamais être en apnée. C’est sur ce tapis d’air que va pouvoir se poser la voix d’orateur qui est la nôtre Le travail doit se tourner vers un étirement de la « colonne d’air ». Reconstruire sa verticalité est primordial pour que la colonne d’air puisse s’inscrire physiquement dans le corps de l’enseignant. Plusieurs exercices chantés sont alors proposés avant de glisser vers les mêmes connections mais cette fois-ci sur la voix parlée.
Le deuxième temps technique est de faire aller la voix dans les résonateurs qui se trouvent principalement dans le crâne (fosse nasale, sinus, dents, voûte palatale….). C’est à cet endroit que toute la magie de la voix opère. C’est là qu’elle prend son timbre, celui qui fait de chacun d’entre nous un être unique. A ce stade, les professeurs sentent des vibrations à des endroits jusque-là non ressentis. C’est à la fois troublant et agréable car cela « résonne » de façon très différente en chacun de nous, mettant à jour une voix inconnue ou tout simplement quelques détresses parfois recluses au plus profond de nous. L’objectif est alors de faire en sorte que chacun trouve sa « voix professionnelle », placée et adressée avec un regard, incorporée.
La troisième phase qui vient en dernier dans l’apprentissage vocal, est l’utilisation des éléments qui viennent tout de suite à l’esprit lorsque l’on parle de voix : les cordes vocales. Ces deux petits muscles striés protégés par le larynx, relativement courts (1,5 à 2,5 centimètres de longueur) sont à manier avec minutie. Ce sont deux muscles relativement fragiles à qui l’on fait subir les changements de temps, les fatigues diverses et les coups de fouet laryngés à l’encontre des élèves le plus souvent. Fatiguées et agressées en permanence elles finissent alors par se protéger en créant le plus souvent inflammations, polypes mais aussi nodules.
V. PERSPECTIVES
Les journées de formation se font dans cette alternance « corps – voix ». Chacun exerce son corps et sa voix avec sa singularité, au regard de ses perceptions de l’autre, de son imaginaire, de ce qui lui semble être. Temps de l’agir inséparable d’un temps de paroles, temps de lâcher prise, temps pour résonner sans raisonner.
Il ne peut donc y avoir d’évaluation, c’est bien / ce n’est pas bien, puisque ce corps professionnel est celui d’un sujet, singulier, conscient et inconscient qui renvoie à son histoire, son passé d’élève, son passé d’adolescent en classe, son vécu familial … dans une alternance du faire, du voir et du dire.
L’enseignant est celui qui s’expose au regard de l’autre. Que ce soit dans les nouveaux masters ou lors de stages de formation initiale et continue, il parait indispensable d’inclure une formation qui intègre le corps et la voix à la réflexion sur l’activité professionnelle. Une formation où il ne s’agit pas de prescrire ce qui serait bien, un corps professionnel idéal à façonner, mais, à partir du travail technique corporel et vocal, de donner des pistes, de questionner le sens, se poser la question de savoir dans quelles mesures l’affect, les évènements émotionnels, le stress, ne prennent-ils pas le dessus sur les savoirs appris en formation. Le corps de l’enseignant ne saurait se réduire à un ensemble de gestes professionnels, de savoir-faire, de techniques corporelles. Il ne saurait être ce corps professionnel caricatural fait de stéréotypes fermés. Ce serait alors prendre le risque de l’aseptiser de toute rencontre possible avec l’autre.
Notre pratique d’intervention, sous le sceau de cette posture clinique, repose sur la transmission de techniques corporelles et vocales non pas sous l’angle applicationniste d’un savoir normatif et prescriptif, mas d’une appropriation subjective et singulière pour faire face à l’imprévisibilité de l’évènementiel de toute relation pédagogique, de travailler sur ce qui est constitutif de chacun, de son histoire personnelle, une mise en « Je » du corps : pas de formation qui ne soit celle d’un sujet. Au bout vient la construction d’un « je professionnel » (Aulagnier, 1986). L’objectif de fond est ainsi de transmettre une démarche permettant aux enseignants novices de cheminer dans la durée et d’entrevoir les enjeux d’élaboration de leur implication corporelle et vocale dans la classe, sortir des causalités linéaires de toutes rationalités du savoir et prendre en considération l’irréductible singularité des sujets.
Mais il apparaît que certaines limites se font jour à l’issue d’une telle formation. En effet le corps et la voix se trouvent être des outils de communication qui évoluent tout au long de la vie. Leur utilisation dans le cadre d’un outil professionnel est assujettie à une technique. Comme toute technique, cela se travaille au quotidien. Or, dans la perspective de cette formation initiale ou continue, seules les graines sont semées. Les étudiants et les enseignants doivent ensuite les arroser tous seuls, travailler sur soi pour réinvestir ces techniques dans leur pratique de classe. Cet état de fait provoque chez nous, formateurs, une frustration d’autant plus grande que le retour des étudiants et des enseignants est dithyrambique. La prise de conscience des éléments inhérents à notre métier d’enseignant et donc de professionnels du corps et de la voix, est immense tant au niveau personnel (connaissance de soi, gestion des émotions) que professionnel (réflexion sur sa pratique) : le « je » à l’interface du « je professionnel » ; pour certains, cette formation opère une véritable révélation de soi.
La place donnée à cette formation reste pour le moins le parent pauvre de la formation dans son ensemble. Dans l’idéal, un suivi plus régulier dans l’année ainsi que des propositions sous forme de stages, permettraient de travailler régulièrement cette question essentielle pour notre métier, de la place du corps et de la voix de l’enseignant.
REFERENCES
Aulagnier, P. (1986). Une interprète en quête de sens. Paris : Ramsay.
Bernard, M. (1995). Le corps. Paris : Seuil F.
Delanoé M.-H. et Labridy F. (1983). "Formation des enseignants et psychanalyse". Revue EPS, n°184, pp. 31-34.
Imbert F. (2000). L’impossible métier de pédagogue. Paris : ESF.
Jourdan I. (2006). "Rapport au corps, rapport aux activités physiques sportives et artistiques et logique professionnelle : deux études de cas en formation initiale en EPS". Aster, n°42, pp. 57 78.
Merleau-Ponty, M. (1976). Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard.
Pujade-Renaud C. (1983). Le corps de l’enseignant dans la classe. Paris : ESF.
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