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Technologies et formes éducatives : entre rupture et continuité, stabilité et évolution

Un article repris de http://journals.openedition.org/dms/3216

Un articlede Daniel Peraya repris de la revue Distances et médiations des savoirs mis en ligne le 17 décembre 2018

Michel Durampart, Olivier Maulini et Laurent Petit clôturent ce débat. Dans sa contribution, chacun a joué le jeu du débat en alimentant sa propre contribution à certaines de celles publiées dans les précédents numéros de l’année. La présentation de ces trois derniers textes m’a semblé difficile. Je souhaitais poursuivre dans la voie de cette intertextualité et, par conséquent, les mettre en dialogue, montrer leurs points de convergence et de divergence. Les trois auteurs enrichissent et nuancent les arguments avancés durant les précédents numéros en réponse à la question initiale : « Les technologies peuvent-elles modifier la forme universitaire ? » (Peraya, 2018). Ils reviennent sur les définitions des formes scolaire et universitaire – les formes « éducatives », selon Maulini – et tentent de répondre à la question préalable : « Peut-on prendre la forme scolaire comme modèle pour définir la forme universitaire ? ». À cette occasion, ils ouvrent le débat à des interrogations plus larges, telles que le rôle de l’université dans le contexte global de l’industrialisation (Durampart) de la formation, d’une néo-industrialisation (Petit), le statut de la recherche en sciences humaines et sociales ou encore le sens de la numérisation et le lien entre numérisation et démocratie (Maulini).

La succession linéaire d’une brève synthèse de chacune de ces trois contributions ne m’aurait pas semblé apporter un quelconque supplément de sens à la lecture que chacun d’entre vous, lecteurs et lectrices, pourra en faire. Par ailleurs, une comparaison terme à terme s’est avérée difficile, car ces trois textes sont finalement assez différents, en tous cas dans leur construction. J’ai donc choisi d’opposer à la systématicité et à l’exhaustivité le parti pris de la subjectivité, épinglant ça et là, des arguments saillants et entrant en résonance.

La forme scolaire : un noyau consensuel

Si la définition de la forme scolaire ne fait l’objet d’aucun consensus parmi les chercheurs, ce qu’ont d’ailleurs montré les contributions publiées dans cette rubrique, certains attributs communs semblent se dégager. Maulini rappelle, en se référant aux travaux qu’il a menés avec Philippe Perrenoud (Maulini et Perrenoud, 2005) la caractéristique fondatrice de la forme scolaire : « la distinction entre le moment de l’apprentissage et celui de la pratique en situation » (Maulini, 2018, § 2). Pour Petit, qui se base sur ces mêmes travaux, la forme scolaire est une forme particulière d’organisation sociale centrée sur l‘apprentissage et nécessitant une forme de clôture. C’est « un espace-temps propre aux activités au sens large » et, en cela, distinct d’autres formes sociales (Petit, 2018, § 1). Pour Durampart la forme scolaire se caractérise aussi par cet isolement de l’école – la « clôturation », néologisme qui paraît désigner le processus plutôt que l’état de clôture – d’une part et, d’autre part, par la « transformation des pratiques éducatives liées au développement des médias éducatifs qui s’inscriraient alors dans la longue lignée d’une démarche pédagogique centrée sur la transformation d’un support de communication en outil de transmission (industrialisation de la connaissance, Mœglin, 2005) » (2018, § 1). Cette proposition déplace la question du rôle des technologies dans l’évolution des formes éducatives dans la mesure où elle considère ces dernières comme constitutives des formes et non pas comme un facteur d’évolution ou d’innovation extérieur.

Reste alors à spécifier la forme scolaire. Maulini (2018, § 2) affirme, et c’est la première de ses thèses, que les formes éducatives sont essentiellement destinées à durer. Il soutient aussi le paradoxe suivant : le découplage de l’école par rapport à la réalité et à l’« apprentissage dans le flux des activités » permet à l’apprenant de mieux se réinsérer ensuite dans la pratique sociale. Cette mise à l’écart a montré son efficacité grâce à ses trois fonctions essentielles : la simulation (faire sans risque de se tromper et perturber la production), la décomposition (aller du simple au plus complexe) et enfin la secondarisation (l’observation de la pratique pour la corriger). Dans cette conception, le point le plus délicat – le plus contesté aussi souligne très justement Maulini – est celui de la mobilisation de ces connaissances en situation réelle et donc du retour des apprentissages dans la pratique sociale. Les principales tensions, qui seront d’ailleurs abordées par les trois auteurs dans leur contribution, relèvent bien de l’articulation entre l’espace clôturé des formes éducatives et les autres formes et pratiques sociales, dont le monde professionnel en particulier. Les trois auteurs s’accordent sur ce point et j’y reviendrai après avoir brièvement analysé leur réponse à la deuxième question, celle d’une « projection » (Durampart, 2018, § 3) de la forme scolaire vers la forme universitaire.

De la forme scolaire à la forme universitaire

Petit voit la forme universitaire comme une déclinaison particulière de la forme scolaire. Nous partageons volontiers cette position [1] dont rend bien compte le terme plus générique de « formes éducatives » (Maulini, 2018, § 1) : deux formes liées, possédant des caractéristiques communes et d’importantes différences. La plus importante de celles-ci paraît être un principe d’organisation hiérarchique fort dans le scolaire tandis qu’au niveau universitaire il s’agit « non sans tensions ni évolutions, d’un principe électif et de gouvernance par les pairs » (Petit, 2018, § 3). Cette particularité de la forme universitaire rejoint celle identifiée par Albero, Linard et Robin évoquée dans notre texte de cadrage (2008, cités par Peraya, 2018, § 10). Il en vient à nuancer aussi l’importance de la transmission des savoirs, cristallisée dans le cours magistral, que l’on ne peut analyser en dehors de la place de ce dernier dans la trilogie canonique de l’enseignement universitaire français, à côté des travaux pratiques et travaux dirigés.

Durampart identifie, quant à lui, un nouvel attribut de l’université qui la distingue du scolaire : la formation des adultes, l’andragogie, qui l’exposerait sans doute plus directement à la concurrence, à la pression, d’autres formes sociales. S’il apporte des éléments nouveaux à la définition des formes sociales, en se basant sur les apports du courant de la communication des organisations, plus particulièrement sur les travaux de C. Le Moënne, choisit de s’intéresser au statut, au rôle, à la place de l’école dans la société et au rapport école/société. Il se déclare donc « plus sensible aux interrogations et termes de ces interrogations liées à la forme scolaire qu’au versant caractérisation ». (Durampart, 2018, § 3). Aussi considère-t-il la définition de la forme scolaire comme une occasion d’ouvrir le questionnement à des questions plus globales. De son côté, L. Petit, formule l’hypothèse que la forme scolaire, en tant que forme paradigmatique, en référence aux travaux de Kuhn (2008, cité par Petit, 2018, § 5) change sous la pression de nouveaux acteurs (les parents, par exemple), de nouveaux modèles pédagogiques (l’approche par compétences), de la modularisation et de la professionnalisation des formations, etc. On assisterait donc à des changements paradigmatiques qui touchent « à la nature de l’école et à sa place dans la société » (Petit, 2018, § 7), qui remettent en cause, d’une part, la clôture de l’espace-temps de l’enseignement/apprentissage et, d’autre part, l’accent mis sur l’enseignement. Si les termes de la réflexion de Petit semblent porter ici sur l’école, je peux sans retenue considérer qu’ils s’appliquent aussi à l’université.

C’est dans ce contexte que l’on devrait tenter de répondre à la question de l’impact des technologies, mais la tâche est difficile selon L. Petit, car il est malaisé d’appréhender ces changements paradigmatiques. Enfin, il faut aussi éviter les risques d’une approche déterministe que pointait déjà Fluckiger (2018, § 4). À partir d’exemples d’analyses concrètes, Petit propose une manière de faire : analyser les « nœuds » ou les dissonances, là où « des logiques contradictoires s’affrontent et où paradoxalement les éléments si emmêlés soient-ils peuvent soudain se dénouer et laisser place à un nouveau paradigme » (2018, § 11).

La forme universitaire : entre clôturation et porosité

Pour Durampart, comme pour Petit, les formes éducatives évoluent sous la pression d’autres formes sociales. Mais selon le premier de ces deux contributeurs, cette clôturation est indispensable pour que l’université puisse assurer pleinement son rôle de formation citoyenne à travers une relation privilégiée aux étudiants. Elle ne peut donc en aucun cas reproduire les modèles des mondes privés, professionnels et entrepreneuriaux, même si elle s’y trouve largement exposée et si elle doit composer avec ceux-ci, c’est-à-dire « reproduire des modèles importés tout en tentant de définir des modèles propres à sa forme » (§ 7) comme en attestent les nouvelles modalités organisationnelles des curricula, des parcours d’études, etc. Pour Maulini les formes éducatives sont destinées à perdurer (cf. ci-dessus, § 4) et les résistances au changement proviennent aussi des acteurs de terrain : certains enseignants (Devauchelle, 2018) ou même les étudiants, notamment à propos de l’évaluation (Solari Landa, 2018). Durampart évoque lui aussi la résistance à propos de la forme universitaire, mais il s’agit d’une autre résistance : « la résistance aux phénomènes d’accélération, de proposer un cadre de connaissances en sus de l’acquisition d’un savoir et d’une maîtrise, l’université a au moins pour fonction, de contextualiser ces socio-technologies » (2018, § 9). L’on retrouve ici une autre des spécificités de la forme universitaire, peu évoquée cependant dans les contributions : le double statut de l’enseignant-chercheur qui justement permet d’affirmer une posture critique que seule l’université peut développer : « Il ne s’agit donc pas tant de proscrire, que de ralentir, de contextualiser de mettre à distance. » (ibid.). Cette posture critique renvoie à celle dont Petit se revendique dans sa contribution lorsqu’il évoque la création du groupement d’intérêt scientifique (GIS) « Innovation, interdisciplnarité, formation » qui a pris la suite du Séminaire d’Industrialisation de la Formation (SIF) en 2016.

Quant à Maulini, rappelant Céci (2018) ou Tardif (1998, cité par Maulini, 2018, § 4), il souligne que les technologies sont considérées et souvent présentées comme les mieux adaptées aux pédagogies actives, socioconstructivistes et collaboratives, centrées sur l’apprenant (ibid.) au risque d’une certaine déscolarisation. Mais s’il s’interroge sur la nécessité de « faire rimer numérisation et déscolarisation » (ibid.), c’est que la seule question qui vaille vraiment la peine d’être posée à propos du chargement, qu’on le considère comme trop lent ou au contraire trop rapide, est bien celle de son « sens intrinsèque », de sa signification et de sa validité sociale.

Je lui laisse volontiers conclure dans des termes que partagent certainement tous les contributeurs de ce débat : « Craie ou clavier ? Livre ou tablette ? Séparation ou communication ? Enseignant au centre, élève au centre… ou n’y a-t-il pas de centre et penser complètement revient-il à sortir du langage binaire (celui des ordinateurs) pour chercher des équilibres et des voies fécondes au milieu des contradictions ? » (Maulini, 2018, § 8).

Bibliographie

Bonfils, P. et Peraya, D. (2011). Environnements de travail personnels ou institutionnels ? Les choix d’étudiants en ingénierie multimédia à Toulon. Dans L. Vieira, C. Lishou et N. Akam (dir.), Le numérique au cœur des partenariats : enjeux et usages des technologies de l’information et de la communication (p. 13-28). Dakar : Presses universitaires de Dakar. Récupéré le 16 septembre 2018 de : https://archive-ouverte.unige.ch/unige :17874

Bonfils, P. et Peraya, D. (2016). Processus décisionnels au sein de groupes d’étudiants en contexte de projet pédagogique : le cas d’étudiants à l’UFR Ingémédia de l’Université de Toulon. Communication et organisation, 49, p. 57-72.

Maulini, O. et Perrenoud, P. (2005). La forme scolaire de l’éducation de base : tensions internes et évolutions. Dans O. Maulini et C. Montandon, Raisons éducatives. Les formes de l’éducation : variété et variations (p. 147-168). Bruxelles : De Boeck.

Peraya, D. et Bonfils, P. (2012). Nouveaux dispositifs médiatiques : comportements et usages émergents. Le cas d’étudiants toulonnais en formation à l’UFR Ingémédia. Distances et médiations des savoirs, 1. Récupéré le 16 septembre 2018 de : https://archive-ouverte.unige.ch/unige :24857

Peraya, D. et Bonfils, P. (2014). Détournements d’usages et nouvelles pratiques numériques : l’expérience des étudiants d’Ingémédia à l’Université de Toulon. Revue des sciences et techniques de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation (Sticef), 21. Récupéré le 16 septembre 2018 de : http://sticef.univ-lemans.fr/num/vol2014/19-peraya-epa/sticef_2014_NS_peraya_19.htm
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Notes

1 Avec Claire Peltier et Philippe Bonfils nous terminons un travail de formulation d’un cadre théorique destiné à aborder, dans la perspective de la forme universitaire, les pratiques et les usages actuels des étudiant(e)s de l’UFR Ingémedia, dans la suite de nos études précédentes (Bonfils et Peraya, 2011 et 2016, Peraya et Bonfils, 2012 et 2014).

Pour citer cet article

Référence électronique

Daniel Peraya, « Technologies et formes éducatives : entre rupture et continuité, stabilité et évolution », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 24 | 2018, mis en ligne le 17 décembre 2018, consulté le 02 janvier 2019. URL : http://journals.openedition.org/dms/3216

Auteur

Daniel Peraya
TECFA, Université de Genève, Suisse
Daniel.peraya@unige.ch

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Licence : CC by-sa

Notes

[1Avec Claire Peltier et Philippe Bonfils nous terminons un travail de formulation d’un cadre théorique destiné à aborder, dans la perspective de la forme universitaire, les pratiques et les usages actuels des étudiant(e)s de l’UFR Ingémedia, dans la suite de nos études précédentes (Bonfils et Peraya, 2011 et 2016, Peraya et Bonfils, 2012 et 2014).

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