Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

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Entre société et institutions de formation : les sens de la présence

Un article repris de http://journals.openedition.org/dms/9539

Un article repris de la revue Distances et médiations des savoirs, une publication sous licence CC by sa

Deux auteurs, Bruno Devauchelle et Claire Peltier que les lectrices et les lecteurs de DMS connaissent déjà, alimentent la rubrique Débat-discussion de ce numéro. Leur contribution se distingue par le niveau d’enseignement qui constitue leur terrain : l’enseignement scolaire pour l’un, l’enseignement supérieur pour l’autre. Leur approche respective aussi les différencie. B. Devauchelle analyse les notions d’absence et de présence à partir d’un cadre d’inspiration psychanalytique à partir duquel il relit des enquêtes menées après la période de confinement. Il interroge aussi la manière dont sont préparés les enseignants français aux compétences communicationnelles dont C. Bois a montré l’importance dans sa contribution à la rubrique dans le numéro précédent de DMS. C. Peltier questionne ces notions à partir de données empiriques relatives aux représentations qu’en ont les acteurs de la Faculté de médecine de l’Université de Genève. Sur plusieurs autres aspects, les deux propositions s’accordent : elles envisagent l’absence et la présence des points de vue et des apprenants et des enseignants : comment chacun à son niveau, dans son contexte, a vécu l’absence ou la perte de la présence durant la période de crise sanitaire et les vit après celle-ci. Elle a accentué un « malaise enseignant » (D. Devauchelle) ainsi que des pratiques étudiantes (C. Peltier) préexistant à la crise. Enfin les deux auteurs mobilisent le concept de forme éducative au sens large, qu’il s’agisse de la forme scolaire – « ce que la forme scolaire fait aussi bien aux apprenants qu’aux enseignants » – (B. Devauchelle) ou de la forme universitaire qui « pédagogise » les innovations (C. Peltier et al.) pour pouvoir les intégrer sans se transformer entièrement.

Devauchelle introduit une réflexion sur l’enseignement scolaire ce qui déjà doit éveiller notre intérêt, car DMS privilégie, sans doute pour des raisons historiques, les analyses portant sur les pratiques de l’enseignement supérieur et universitaire. Le projet de l’auteur est « d’aborder la présence en partant d’une part de ce qu’elle est au quotidien dans les salles de classe des écoles pour la confronter aux interrogations qu’a posées la situation de crise sanitaire et d’autre part de la manière dont elle a été travaillée par les enseignants et les élèves au cours des périodes où s’est imposée la distance, soit en totalité, soit partiellement. » Il formule de plus une hypothèse stimulante, celle de la « fabrique de la présence », qui justifie le parti pris pour le cadre de l’enseignement scolaire : « le sentiment de présence en contexte d’apprentissage se construit principalement dans le cadre scolaire au cours des seize premières années de la vie ». En effet cette notion est très stimulante, car elle rappelle que la présence est un construit, dans une dynamique interactionniste entre l’apprenant, l’enseignant et son environnement. De ce point de vue, la forme scolaire, en tant qu’espace-temps propre distinct de celui de la vie sociale ordinaire, permettrait aux enseignants et aux élèves de construire un lien psychique fort, des relations affectives et émotionnelles, identitaires tout autant que cognitives. Figures d’identification, les enseignants redouteraient l’absence dès lors vécue comme une séparation, comme une perte, sentiment qui n’est pas étranger aux enseignants universitaires. La Covid et le confinement auraient renforcé le « malaise enseignant » déjà présent chez les enseignants pour diverses raisons sociétales avant la crise sanitaire, notamment la difficulté à situer la distance entre école et société.

Dans la seconde partie de son texte, B. Devauchelle mobilise la notion de présence telle que l’a définie C. Bois dans sa contribution au débat : « un état permettant à l’apprenant de cheminer dans un climat de confiance et de collaboration » (2023, § 22) fondé et entretenu grâce aux compétences communicationnelles des enseignants : elles contribuent à assurer une présence aux apprenants. Il compare alors les référentiels de formation des enseignants français (2013) et québécois (2020) sur ce point : quelles compétences sont attendues des enseignants ? Les différences significatives qu’il observe entre ces deux référentiels révèleraient des conceptions distinctes de la présence : une présence en classe en France, une présence à la société au Québec. Le malaise des enseignants français qu’évoque B. Devauchelle, dû en partie à la difficulté des enseignants à situer – à maintenir – la distance entre école et société se trouverait peut-être renforcé par les choix opérés à travers le référentiel de formation. Voilà ouvertes quelques pistes de réflexion et, sans aucun doute, de quoi susciter des recherches approfondies.

Dans sa contribution C. Peltier analyse la diversité des représentations relatives à la présence, à la distance et à l’absence liées à la baisse de fréquentation des cours présentiels et des usages des cours enregistrés. En effet, dans de nombreuses universités on observe ce phénomène que la littérature anglo-saxonne nomme « lecture attendance crisis » et qui semble concerner principalement les cours magistraux. La crise sanitaire a modifié les attentes des étudiants relativement aux modalités d’apprentissage et d’organisation du parcours de formation comme le montrent des études anglaise (2022) et québécoise (2022) auxquelles se réfère la contributrice.
Ces pratiques nouvelles transforment les règles d’unité d’espace et de temps propres à la forme universitaire, mais aussi les postures des acteurs et les formes de relations pédagogiques tout en donnant une autre dimension à la notion de présence et en suscitant d’autres représentations de celle-ci. C. Peltier aborde ces questions à partir d’un exemple de terrain, la Faculté de médecine de l’Université de Genève. L’université a une longue expérience des cours enregistrés et de leur mise à disposition principalement dans des usages palliatifs (donner accès aux cours à des étudiants empêchés d’y assister en présentiel) ou supplétifs (offrir un complément aux cours présentiels).
L’usage substitutif, par ailleurs déconseillé, semblait relativement marginal, ce qui semble avoir changé depuis la crise sanitaire. « Une enquête menée à la fin de l’année 2022 auprès des étudiants de première, deuxième et troisième année de médecine par l’Association des étudiants de médecine de Genève (AEMG) [1], montre en effet que près d’un tiers des étudiants de deuxième et troisième année de médecine disent ne jamais assister aux cours présentiels et préfèrent les suivre sous leur forme enregistrée (…). » Quant aux étudiants de première année interrogés, 9,5 % déclarent ne jamais se rendre physiquement aux cours magistraux et 30,3 % déclarent se rendre toujours aux cours en présence. Les raisons déclarées par les étudiants relèvent de leur volonté de mieux maîtriser les modalités de leur apprentissage. Cette désaffection des cours magistraux – la « désertification des auditoires » selon certains – suscite le mécontentement des enseignants qui interprètent le phénomène comme un manque de motivation et d’engagement des étudiants, un manque de professionnalisme, un manque de respect à leur égard. Il y aurait un lien causal direct entre absence physique et absence cognitive [2]. Or il n’en est rien. En effet si les étudiants fréquentent moins les auditoires, ils ne font pas preuve pour autant de désengagement pour leur formation. Par exemple, l’analyse des traces de la plateforme de diffusion des cours Mediaserver (Université de Genève) montre en effet des pics de visionnement le jour même du cours. Les étudiants déclarent d’ailleurs « être présents autrement ».

Revenant sur la forme universitaire, C. Peltier rappelle que, lors de la mise à distance, entière ou partielle, de leurs dispositifs de formation très souvent les institutions qui ne peuvent résister à la percolation des innovations venues de la sphère sociale. Elles les intègrent tout en les « pédagogisant », autrement dit en accommodant les règles de la forme universitaire sans pourtant les modifier fondamentalement (Peltier, Peraya, Bonfils et Heiser, 2022). Par exemple, l’unité de lieu a souvent été préservée à travers l’organisation d’un campus virtuel. Or, explique C. Peltier, dans ce cas-ci, la crise sanitaire a « conduit au développement d’une forme d’agentivité par les étudiants qui s’exprime à travers une certaine transgression, un affranchissement des règles établies ». La difficulté vécue par les enseignants et les responsables institutionnels proviendrait alors d’un changement impulsé par les étudiants. Ils ne l’ont donc pas décidé pas plus qu’ils n’ont le sentiment d’en avoir la maîtrise.

Nous retiendrons pour conclure cette brève présentation que ces deux contributions témoignent d’un déséquilibre, de tensions dans les formes éducatives concernées, scolaire et universitaire. Ces tiraillements préexistaient avant la crise sanitaire, mais le confinement les a de toute évidence renforcés. Si le malaise enseignant mentionné par B. Devauchelle comporte une forte composante psychologique, le mécontentement des enseignants et des institutionnels de la faculté de médecine genevoise trouverait son origine dans une évolution de leur posture – de leur figure – professionnelle. Mais dans les deux cas, il s’agit de rééquilibrer les différents espaces sociaux devenus « poreux » (en référence à Carré, Moisan et Poisson, 2010) et les rapports au plan relationnel entre enseignant et apprenants. Autrement dit, de trouver la bonne distance entre le monde social et celui des institutions de formation quel qu’en soit le niveau, « qui en reconnaissant la capacité d’agir des apprenants offrirait une flexibilité propice à soutenir leur engagement et leur persévérance ».

Enfin, nous nous réjouissons car ces deux contributions, vous le lirez, entrent en dialogue entre elles mais aussi avec les précédents textes de ce débat créant réellement une forme de dialogue, d’intertextualité au sein de la rubrique.

Nous vous en souhaitons une bonne en enrichissante lecture !

Bibliographie

Bois, C. (2023). La présence : élément participant à la création de l’alliance pédagogique. Distances et Médiations des Savoirs, 42. https://doi.org/10.4000/dms.9176.

Peltier, C., Peraya, D., Bonfils, P. et Heiser, L. (2022). La forme universitaire à l’épreuve des pratiques médiatiques personnelles. Proposition d’un modèle théorique pour l’analyse du changement. Percolation des usages et pédagogisation. Questions de communication, 42, 431-452. https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.30184.

Licence : CC by-sa

Notes

[1Enquête en ligne menée auprès des étudiants de la Faculté de médecine de l’Université de Genève entre le 5 et le 12 décembre 2022. 398 réponses obtenues : 292 en Bachelor, 106 en Master (médecine humaine). L’auteure remercie l’AEMG pour son autorisation à utiliser les résultats de cette enquête non publiée.

[2Rappelons à ce propos la situation paradoxale signalée par Geneviève Jacquinot-Delaunay dans les années 90 déjà et que nous avons toutes et tous vécue en tant qu’enseignants : nous retrouver face à des étudiants présents physiquement, mais pourtant absents cognitivement.

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