Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

Le manager-ingénieur face aux tensions entre innovation et organisation

Un article repris de http://journals.openedition.org/eds...

Partant du cas d’un manager-ingénieur gérant l’implantation d’une nouvelle infrastructure de communication dans une centrale nucléaire, nous montrons comment ce dernier surmonte diverses contradictions au sein d’un réseau d’acteurs. Les objectifs d’amélioration de la mobilité et de la créativité se heurtent aux impératifs d’organisation visant à assurer la sécurité et la sûreté. Le manager compose alors avec le réseau des acteurs en place, en tentant de les convaincre et de faciliter leur adhésion. Si les personnels manifestent des difficultés à anticiper de nouvelles pratiques, l’implantation est considérée techniquement comme une réussite. Elle ne permet pourtant pas de résoudre les difficultés organisationnelles présentes initialement qui dépassaient le périmètre du projet géré par le manager-ingénieur.

Un article repris de la revue Education et socialisation, une publication sous licence CC by nc nd

Stéphane Trébucq, Youssra Hdayed et Petko Atanasov, « Le manager-ingénieur face aux tensions entre innovation et organisation », Éducation et socialisation [En ligne], 68 | 2023, mis en ligne le 20 juin 2023, consulté le 28 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/edso/23985 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.23985

Introduction

Comme l’ont énoncé Mahlaoui, Triby et Étienne (2022), dans le cadre de l’appel à contribution de ce numéro, nous entendons par management « toute activité recourant à une coordination entre personnes en vue de réaliser collectivement une tâche précise ». Dans le cadre de la présente étude de cas, le lieu de cette activité est très particulier, puisqu’il s’agit d’une centrale nucléaire. La tâche dans le cas présent, prise dans son ensemble, consiste à assurer la maintenance et l’exploitation des installations nucléaires, avec pour contrainte majeure la préservation d’un niveau maximum de sécurité et de sûret [1].

Comme toute entreprise, un producteur d’électricité est assujetti à des objectifs de rentabilité. Il doit de ce fait rechercher l’utilisation la plus optimale des moyens humains, matériels et financiers mis à sa disposition. Or, l’infrastructure de télécommunications vieillissante en place, correspondant à la technologie DECT (Digital Enhanced Cordless Telecommunications), a montré ses limites. Elle est apparue à de nombreuses reprises inadaptée, puisque la couverture wifi est non seulement inachevée, mais aussi incompatible avec des usages modernes d’un travail effectué en mobilité, la technologie wifi n’assurant un flux continu de données, en étant sujette à des coupures fréquentes. D’un tel état de fait, il s’en suit une insatisfaction croissante des usagers, salariés ou prestataires externes, avec un constat de pertes de temps très dérangeantes en cas d’oubli de matériels, et des délais accrus de circulation de l’information entre les opérateurs et les décisionnaires. En effet, le passage entre les zones à niveau de sécurité croissante, avec des risques d’irradiation, nécessite des temps de déplacement importants et incompressibles. Ce faisceau d’effets indésirables rend de facto nécessaire la transformation de l’environnement de travail et de télécommunication de la centrale, avec le projet d’expérimenter une nouvelle technologie d’échanges, appelée LTE (Long Term Evolution). Il s’agit en pratique d’un réseau de type 4G+, à la fois privé et sécurisé, et pour lequel l’opérateur a obtenu les autorisations d’exploitation auprès de l’État.

C’est dans ce contexte, que nous sommes intervenus et nous avons interagi avec un manager, ingénieur de formation, disposant d’une longue expérience et carrière au sein du site industriel, en charge de ce projet au sein de la centrale choisie comme site pilote de cette expérimentation à l’échelon national. En cas de réussite, cette nouvelle infrastructure aura vocation à être déployée dans toutes les autres centrales du parc nucléaire. Nous montrons, dans le cadre de cet article, les stratégies déployées en vue contribuer à cette transformation des situations réelles de travail, en tentant de résoudre les tensions identifiées par la sociologie de l’innovation (Alter, 2012), où l’objectif d’organisation et de sûreté peut entrer en opposition avec celui d’innovation et d’agilité. Cette contradiction et tension sera alors gérée au travers d’un réseau d’acteurs, ce qui permet de faciliter l’acceptabilité sociale du changement. L’importance de l’investissement dans cette infrastructure requiert en effet la recherche permanente de soutiens et d’ambassadeurs, en capacité de faciliter à terme la transformation organisationnelle. Cependant, ce souhait se heurte pour partie à une puissante culture interne reposant dans une grande mesure sur l’obéissance, et le respect des procédures telles qu’édictées (Autorité de Sûreté Nucléaire et instances nationales de l’opérateur). Comment dès lors un manager, fort de sa légitimité d’ingénieur, peut-il tenter de composer en présence de telles contradictions ?

Nous présenterons, en premier lieu, le contexte de notre étude de cas, et du projet étudié. Nous aborderons, en second lieu, les différentes façons dont notre manager a réussi à accompagner ce projet avec « succès », notion qui donnera d’ailleurs lieu à discussion.

Le cas du projet LTE dans une centrale nucléaire

Le cas d’une centrale nucléaire

La production d’électricité via des réacteurs nucléaires fait l’objet de controverses sociétales importantes, à la fois du fait de la difficulté de retraitement des déchets nucléaires, mais aussi des risques potentiels d’accidents et de fuites radioactives (voir, par exemple, les accidents de la centrale de Three Miles Island, 1979 ; Tchernobyl, 1986 ; Fukushima, 2017 et les publications de Guarnieri et al., 2018 ou encore d’Asanuma-Brice, 2021), ou bien encore des incertitudes dans la capacité à facilement démanteler les installations de production, dont la longévité est somme toute assez réduite. L’ensemble de ces questions souvent débattues dans la sphère publique et les média, fait également l’objet en interne d’un traitement appartenant à un corps spécifique de métier, à savoir celui des ingénieurs. Ce sont en effet les ingénieurs qui sont chargés d’opérer l’ensemble des évaluations de risques, et d’élaborer les solutions techniques, afin de pleinement sécuriser et optimiser l’organisation du travail et le fonctionnement des installations. Dans le cadre d’un producteur d’électricité, une partie importante du pouvoir est donc détenue par les ingénieurs, participant directement à l’exploitation des centrales. Toutefois, les fonctions de direction, au niveau national, jouent également un rôle déterminant dans les décisions prises, puis les directives à respecter, s’imposant à l’ensemble des sites de production. La standardisation des procédures joue de ce point de vue un rôle important dans la sécurisation des interventions et des installations afin d’éviter tout risque d’accident.

Cette culture d’ingénieur n’est pas sans conséquence en termes de pratiques managériales. Elle vise en effet à sous-estimer l’importance du facteur humain, et à se concentrer sur un raisonnement technique et rationnel. L’ingénieur est en ce sens habitué à traiter des problèmes, à proposer des solutions, sans prendre en considération les aspects liés à la psychologie sociale des équipes de travail. De fait, lorsque nous interrogeons l’un des responsables des systèmes d’information, celui nous confirme qu’en effet, la réflexion sur un plan technique dans les centrales a été quasiment poussée à son maximum, alors que le facteur humain est demeuré beaucoup plus inexploré, conformément aux observations antérieures de Girin et Journé (1998). D’une manière générale, le personnel peut certes se manifester en termes de mécontentement, mais l’insatisfaction est en revanche quasi inexistante sur le facteur lié à la rémunération. Les salaires octroyés par l’opérateur sont en effet très supérieurs, à qualification identique, aux pratiques du marché.

Toutefois, s’agissant des conditions de travail, les agents titulaires se plaignent généralement d’un système d’information peu ergonomique, et d’un dialogue difficile à établir avec l’échelon national. L’organisation est aussi opérée par métier (automaticien, chaudronnier, électricien, robinetier, soudeur, technicien en radioprotection, etc.), créant de facto des identités professionnelles fortes. Il s’en suit des besoins fonctionnels d’échanges d’informations et de mobilité très variables en fonction des activités de support et opérationnelles, menées soit en équipe soit de manière individuelle. Si ces identités variées peuvent créer des divergences d’intérêt catégoriel, celles-ci ont cependant vocation à s’effacer en période d’alerte où les besoins de coordination apparaissent cruciaux afin de juguler dans les meilleurs délais les incidents potentiellement critiques. Ce point a cependant été rapidement évoqué dans le cadre de nos entretiens, sans qu’il soit véritablement possible d’apporter d’autres éléments plus précis. Finalement, le jeu des promotions internes conduit également à distinguer les personnels les plus moteurs, et aptes à faciliter les changements.

La vie de la centrale est par ailleurs rythmée par des phases de marche, puis d’arrêt afin de retirer le combustible usagé et de vérifier l’état du parc d’exploitation. Il y a donc une alternance de périodes d’exploitation et de maintenance (Globokar, 1991). L’opérateur fait par ailleurs appel à de nombreux sous-traitants dans cette seconde catégorie de période. Il existe donc bien plusieurs populations d’employés, chargés de coopérer sur un même site de production. Les agents employés par l’opérateur sont généralement rattachés à un seul site de production et y travaillent à l’année. Les salariés des sous-traitants sont en revanche mobiles, et peuvent être appelés à travailler sur plusieurs sites industriels. Les agents titulaires ont généralement pour mission d’accompagner et de vérifier la qualité du travail effectué par les sous-traitants, ce qui nécessite également des moyens d’échanges efficaces et fiables.

Le site retenu pour le test de la nouvelle infrastructure de télécommunications apparaît comme celui disposant des meilleures performances sur un plan opérationnel. Il a également été choisi par le passé à de nombreuses reprises pour la mise en œuvre de projets pilotes et innovants. Plusieurs de ses anciens directeurs ont également été promus à des responsabilités supérieures. Le site dispose ainsi d’une excellente réputation en interne et d’une configuration réunissant a priori toutes les conditions favorables au bon accueil d’une nouveauté. En choisissant ce site, la direction nationale espère, par conséquent, accroître notablement les chances de succès de l’expérimentation.

Le projet LTE (Long Term Evolution)

Dès 2012, douze acteurs économiques majeurs se sont regroupés au sein d’une structure associative afin d’obtenir une autorisation d’exploitation auprès de l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse [2]. L’argument principal mis en avant au sein de cette association correspondant aux avantages induits par l’exploitation d’un réseau 4G de type LTE est la connectivité permanente de ses utilisateurs, quel que soit l’endroit où ils se situent, tant qu’ils évoluent dans la zone couverte par les ondes. De telles propriétés apparaissent particulièrement utiles à des opérateurs offrant des services essentiels et sensibles de transport ou d’énergie comme Aéroports de Paris, Air France, la SNCF, la RATP, Total Energies ou EDF, mais également les structures de la sécurité nationale (les sapeurs-pompiers, la gendarmerie, etc.). La technologie LTE assure un niveau élevé de sécurisation des échanges d’informations, écartant ainsi les risques de piratage qui pourraient avoir, dans ces secteurs, des conséquences désastreuses.

Pour l’opérateur d’électricité, le projet LTE démarre officiellement fin 2019. L’idée est de remplacer des systèmes de communication jugés obsolètes et de permettre parallèlement de nouveaux usages. C’est à ce niveau qu’un travail de réflexion collective est envisagé. En effet, une parfaite connectivité et mobilité sur le site industriel n’a jamais été expérimentée à ce jour. Les intervenants internes ou les sous-traitants, sont habitués à stocker des informations puis à les décharger et les transférer ultérieurement, lorsqu’ils se connectent à des terminaux fixes. Le papier reste néanmoins le support le plus fiable selon les usagers. Cependant, la mise en place d’un réseau LTE-4G promet de faciliter les échanges de téléphonie, en mode vocal, ainsi que des données écrites ou visuelles, images ou vidéos, que les données soient entrantes (réception) ou sortantes (émission).

Finalement, les objectifs assignés au projet apparaissent nombreux : « - réussir la mise en place d’une nouvelle infrastructure de communication sans perte de service et sans régression, - mettre à disposition du personnel travaillant sur le site un système de communication performant en capacité d’apporter de l’aide opérationnelle en rapprochant le terrain du bureau, les experts, des intervenants, etc. - répondre aux inquiétudes des salariés sur l’arrivée d’un nouvel outil digital qui nécessite le partage et le respect de règles autour du savoir-faire digital, - valider pour l’ensemble du parc [...] le retour sur investissement de cette infrastructure au travers de mesure de gains factuels sur l’augmentation de la sûreté en exploitation, la diminution des non qualités de maintenance et d’exploitation, la réduction des durées d’intervention, la simplification, etc. ».

On voit que les enjeux du projet incluent bien l’acceptabilité sociale et l’adoption de cette technologie, notamment de la part des salariés, afin d’en favoriser une meilleure efficacité organisationnelle. Les bénéfices de cet investissement n’apparaissent pas non plus spontanément. Ils résultent en partie d’un travail de concertation et de réflexion avec les salariés et les sous-traitants, afin d’envisager l’ensemble des nouveaux usages de travail pouvant résulter de ces nouvelles conditions de connectivité et de mobilité. Celles-ci incluent la vidéo en temps réel, avec des interlocuteurs à distance, l’internet des objets (IoT), l’accès en mobilité aux données, ainsi que la connectivité offerte aux prestataires. L’ensemble de ces nouveaux usages nécessitent un effort important de réflexion de la part de l’ensemble des acteurs concernés. En revanche, le volet de géolocalisation des utilisateurs des objets numériques, téléphones ou tablettes, a délibérément été abandonné. Il aurait probablement rencontré une trop forte opposition. Finalement, on note plusieurs arguments en faveur du projet : « - un accès fluidifié à l’information pour les intervenants sur le terrain, une vision du terrain fiabilisée et plus complète pour les équipes et les experts [3], une surveillance à distance facilitée tant des activités que des installations », le tout dans un environnement cyber-sécurisé.

Les gains attendus du projet sont également envisagés non pas de manière globale et uniformisée, mais contextuelle et personnalisée, à l’échelle de chaque métier, notion importante dans l’organisation du travail au sein d’une centrale (Le Roux, 2006). Il s’agit aussi de vérifier si pour ces derniers, le réseau LTE-4G est bien perçu comme une infrastructure permettant bien d’assurer une meilleure maîtrise de la gestion des arrêts de tranche, et une meilleure gestion des aléas via des diagnostics plus précis, ainsi qu’une réactivité accrue. Les premières évaluations ont également mis en évidence des effets notables sur le temps d’intervention sur les installations, appelé aussi « temps métal », avec une meilleure maîtrise des risques et une simplification des opérations. Les ingénieurs tablent, de leur côté, sur de nouvelles perspectives d’activation de services d’assistance à distance, permettant pour les opérateurs de disposer d’experts hors site, minimisant ainsi les coûts de déplacement et d’intervention. En termes de management, il est aussi attendu des cadres ayant en responsabilité des équipes une exemplarité dans leurs usages numériques. Une des finalités recherchées par la direction du site est la stimulation à terme d’une culture d’innovation et d’intraprenariat, afin que les salariés participent activement au mouvement d’accroissement de la performance organisationnelle.

Lorsque le manager-ingénieur mobilise le réseau des acteurs

Interrogations et actions du manager, chef de projet

Face au projet LTE, le manager-ingénieur désigné pour sa mise à œuvre bénéficie d’une expérience importante sur le site, et d’une forte légitimité liée à son ancienneté et sa carrière professionnelle. L’implantation du réseau est envisagée sous un angle technique. Toutefois, comme nous l’avons vu précédemment, la dimension organisationnelle n’a pas été totalement occultée. Trois principales actions vont donc être conduites successivement.

La première vise à constituer un petit groupe de salariés, représentatif des différents métiers concernés par l’implantation du réseau LTE. Ses membres ont été choisis non seulement pour leur expertise, mais aussi leur degré d’engagement a priori jugé comme plus élevé que celui de la moyenne de leurs collègues. Plusieurs réunions ont été organisées, afin d’amener les participants à s’exprimer sur les usages potentiels et utiles du nouveau réseau. En les consultant de la sorte, le manager-ingénieur poursuit un double objectif, à savoir consulter ce panel représentatif, mais également amener ce groupe à adopter une appréciation positive du projet. Cette approche s’est révélée cependant très succincte. Les échanges n’ont pas fait l’objet d’une synthèse claire, de telle sorte que certains membres de ce groupe restent relativement indécis sur les effets de l’implantation d’un tel réseau.

La seconde action repose sur l’intervention d’un cabinet de conseil externe, spécialisé en ergonomie. Ce dernier a effectué un inventaire systématique des tâches effectuées par les différents corps de métiers. L’approche est restée centrée sur les activités individuelles. Bien que le détail de ce rapport n’ait pas été porté à notre connaissance, il est probable que cette méthodologie ait conduit à mettre moins l’accent sur le travail en équipe, ou bien encore sur l’usage prospectif d’objets connectés.

La troisième action, dans le cadre de laquelle une équipe de chercheurs en sciences de gestion est intervenue, a consisté à interroger les salariés qui avaient déjà participé à la consultation de groupe. Dans ce cadre, dix-huit personnes ont été interviewées de manière individuelle, à chaque occasion sur une durée dépassant une heure. L’objectif de ces interviews était de déterminer la nature des perceptions positives et négatives à propos du niveau réseau LTE-4G. Bien que la restitution de cette enquête ait été retardée, la crise de la COVID en étant la cause principale, la simple consultation de ces professionnels par des représentants de l’université a fourni auprès des participants un gage de sérieux à la gestion globale du projet. Les résultats de cette enquête ont été partagés également avec le management des autres centrales nucléaires, qui devaient également installer le réseau LTE. Ce dispositif de recherche a pu donc servir à renforcer la dimension consultative du projet, et, par voie de conséquence, son acceptabilité.

L’analyse qualitative des entretiens, conduite conformément à la théorie enracinée dans les faits et au schéma proposé par Corbin et Strauss (2015), confirme toutefois les sentiments partagés des salariés interrogés. Cette méthodologie apparaît d’autant plus pertinente en l’absence d’un cadre théorique permettant d’expliquer précisément les effets des infrastructures numériques de communication sur la transformation organisationnelle (Scornavacca et al., 2006). C’est en premier lieu le contexte qui est décrit, avec notamment une infrastructure insatisfaisante pour un travail efficace (« zone blanches », « wifi avec couverture partielle », « système informatique saturé »). Les salariés internalisent également un cadre de travail au sein duquel les budgets n’apparaissent pas illimités (« manque de ressources »). Finalement, certaines difficultés organisationnelles surgissent, notamment en termes d’innovation (« on n’est pas dans la créativité »), avec une pression croissante liée à une ouverture à la concurrence (« montée de la concurrence »). Au niveau des avantages anticipés du nouveau réseau, une attente très claire en la matière s’exprime. Les salariés y voient la possibilité de « capter partout », d’être « mobiles », de « faciliter les échanges », « en temps réel », de « gagner du temps », de « consulter les dossiers dématérialisés », et « d’améliorer la sécurité ». En revanche, le travail collectif n’a pas supprimé l’expression d’inquiétudes diverses. Le « manque d’ergonomie des applications » subsistera, même avec un nouveau réseau. Il n’est pas non plus certain que « le tout numérique soit du goût de tous ». Bien que la notion de cybersécurité ait été mise en avant, des doutes subsistent. Les salariés signalent aussi des risques d’empiètement sur la vie privée, ou bien encore d’abus d’usage des communications électroniques, conduisant certains à se décharger un peu trop facilement de leurs responsabilités. L’usage du support papier pourrait aussi être considéré utile, ou plus pratique dans certains cas. Finalement, certains salariés semblent relativement sceptiques à propos du projet LTE. Autrement dit, tant que celui-ci n’est pas mis en œuvre opérationnellement, il leur semble très difficile de se projeter dans de nouveaux usages, alors que cela était pourtant un des objectifs visés par le management de la centrale. Finalement, les attentes en termes d’une meilleure fluidification des échanges résument les avis, avec une série d’avantages et d’inconvénients liés à un tel fonctionnement.

L’effet de l’amélioration des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) sur la fluidité, objectif visé par la direction, ressort comme le concept central dans le cadre de notre codage axial et sélectif. Peut-être faut-il voir là l’effet d’une communication interne efficace, auprès d’un groupe d’acteurs saisissant les arguments-clés. Chatterjee et al. (2017) proposent toutefois une typologie plus fine de la notion de fluidité, déclinée à trois niveaux, à savoir :

 la fluidité d’équipe. Chatterjee et al. (2017) citent les travaux de Katherine J. Klein et al. (2006) sur la délégation dynamique dans le cas des équipes en situation extrême et associent la fluidité d’équipe à des situations où « des membres hautement qualifiés coopèrent pour exécuter des tâches urgentes, imprévisibles, interdépendantes et hautement conséquentes tout en faisant face à des changements fréquents dans la composition de l’équipe et en formant les membres novices de leur équipe » ;

 la fluidité des tâches, « qui se caractérise par l’imprévisibilité de la séquence des étapes, ainsi que de la façon dont les tâches sont définies et structurées. Ces tâches exigent également une certaine souplesse dans l’organisation des pratiques de travail et la coordination de ces pratiques » ;

 la fluidité de contrôle, dédiée tout autant au contrôle des individus que des installations physiques.

Dans le cas présent, le projet LTE semble avoir délibérément mis de côté la fluidité de contrôle des individus, afin d’éviter toute opposition frontale et massive des salariés. La fluidité de tâche a été pour sa part privilégiée, au détriment de la fluidité d’équipe, alors que cette dernière a bien été perçue comme un levier de performance, notamment dans le cas où l’on pourrait faire appel à des experts distants. Ce point a bien été perçu par certains responsables, sans avoir été mis peut-être trop en avant auprès des opérationnels. S’agissant de l’objectif d’estimation ou d’évaluation des gains économiques liés à un tel projet, et notamment de son ROI (retour sur investissement), des calculs précis semblent difficilement réalisables. Ce ROI n’est approché que d’une manière très qualitative par les ingénieurs, les contrôleurs de gestion ne disposant pas de l’expertise suffisante pour estimer les gains directs ou indirects. La consultation des personnels techniques n’apporte pas non plus tous les éléments attendus, par rapport à d’éventuelles innovations, puisque la culture d’entreprise demeure prisonnière d’une logique organisationnelle appelant à se conformer à des procédures précises.

Pour confronter nos observations, analyses et résultats de l’approche de la théorisation enracinée (Grounded Theory ou GT), nous avons traité dans un deuxième temps le corpus de nos entretiens avec le logiciel ALCESTE (annexes 1 et 2). L’analyse lexicale des entretiens, sous le logiciel ALCESTE a permis d’identifier un phénomène organisationnel inattendu. En effet, alors qu’il semblait évident que les jeunes salariés étaient les plus à même d’adhérer aux innovations numériques et au projet LTE, dans les faits ce sont bien les salariés les plus anciens qui se sont révélés les plus aptes à s’extraire d’un fonctionnement très procédural et à imaginer des nouveaux usages grâce au réseau LTE. Les employés les plus expérimentés se sont montrés les plus créatifs, illustrant en ce sens tout l’intérêt de s’appuyer sur un réseau diversifié d’acteurs pour obtenir une meilleure adhésion au projet.

Le management du projet LTE à l’aune de la sociologie du travail

L’étude de cas de ce projet et du positionnement de son manager peut être revisitée à l’aune de du cadre théorique principal de l’acteur-réseau. La gestion de la tension entre organisation-innovation (Alter, 2012) est en effet ici gérée conformément au modèle proposé par Akrich, Callon et Latour (1988). Le manager a intuitivement recouru à une stratégie d’intéressement. Ce dernier n’est pas resté isolé face à son projet. Il s’est adjoint le soutien de toute une série d’acteurs légitimes, reconnus en interne soit pour leur ancienneté, soit pour leur expertise, soit pour leur engagement. Ces acteurs ont pu assurer ultérieurement des relais d’information, en expliquant tout l’intérêt de ce réseau. Dans ce cas, l’argument économique qui intéresse la direction n’est pas apparu comme prioritaire. Dans le cadre d’une culture d’ingénieurs, l’investissement consenti apparaît rationnel car il est jugé tout simplement comme indispensable. L’objectif managérial visé demeure toutefois de traiter les inquiétudes, et de créer un climat favorable à la bonne exploitation de ce réseau. La bonne prise en compte des avis a reposé in fine, sur trois dispositifs : le premier étant un travail en groupe, le second une analyse de l’ergonomie des activités, et le troisième des interviews individuels. Cette triangulation méthodologique a assuré le sérieux et la crédibilité de la démarche. Le groupe de salariés consulté à diverses reprises a de facto servi de relai informationnel dans le cadre de la mise en place de cette nouvelle infrastructure communicationnelle.

Au sens de la théorie de l’acteur-réseau (Callon, 1986), le projet LTE-4G correspond bien également à l’introduction d’un nouvel acteur. L’infrastructure LTE devient susceptible de participer à la transformation de la nature des échanges d’information, mais également des jeux de pouvoir au sein de l’organisation. La difficulté cependant des acteurs à envisager de nouveaux usages est probablement liée également à une culture organisationnelle trop procédurale, centrée sur les tâches à mener de manière individuelle. Or, comme l’énonce Habermas (1981), et le suggère la théorie de l’activité (Engeström 2000, 2011), il est non seulement crucial de resituer l’auteur d’un travail dans les relations qu’il entretient avec sa communauté, mais également de ne pas s’en tenir à une rationalité purement instrumentale. Le rapport sujet-communauté peut en effet s’envisager sous l’angle d’une rationalité communicationnelle. Celle-ci ne peut cependant être activée subrepticement, dans le cadre d’un projet. Elle doit s’appuyer sur un leadership fort de la direction, initiant des pratiques de management plus participatives, et tournées vers l’imagination et la créativité. Cette dernière apparaît d’autant plus importante qu’on aimerait voir les agents être force de proposition afin d’identifier de nouvelles façons d’organiser le travail d’une manière plus efficace, et ce, pourquoi pas, à l’aide de nouvelles technologies (réalité augmentée, drônes, IA, etc.). Le projet LTE-4G marque certainement un tournant pour cet opérateur, en mettant plus clairement en évidence de nouveaux besoins en termes d’innovation. De ce point de vue, l’organisation s’est d’ailleurs dotée de spécialistes en accompagnement au changement, formés précisément aux techniques de créativité.

Dans le cas d’un autre projet 4G/LTE déployé déjà au sein des Aéroports de Paris, et déployé par Air France, le manager d’un projet LTE équivalent, a retenu une approche différente, avec le recours à la méthode d’un POC (Proof of Concept) comme outil principal d’engagement. Cela signifie que les salariés de l’entreprise ont été mis en situation de tester très concrètement les bénéfices d’un réseau LTE. Ce test opérationnel, et naturellement ponctuel, a permis de démontrer l’intérêt du réseau d’une manière très convaincante, et de rendre les conditions d’usage très concrètes pour les opérateurs. Cette solution n’a été mise en œuvre que très partiellement dans le cas de notre centrale nucléaire. Les entreprises membres du réseau LTE (association AGURRE) n’ont aussi que très peu communiqué entre elles. En d’autres termes, les choix opérés par les managers vis-à-vis de l’implantation de cette technologie relèvent souvent de solutions envisagées localement, et ne s’inspirent que très rarement de pratiques externes.

Début 2022, le réseau LTE était pleinement déployé sur la centrale électrique, et en cours de déploiement sur d’autres centrales. Selon les dires des responsables, ce déploiement a été un « succès ». Il y a effectivement eu succès technique dans la mise en place du réseau, répondant effectivement aux attentes d’un nombre important de salariés. Cependant, l’affichage de ce succès passe probablement sous silence d’autres difficultés. Celles-ci pourraient être transitoires, mais aussi plus durables. Elles dépendront de l’évolution du management et de ses capacités à développer une « vision organisante » (Swanson et Ramiller, 1997) reposant sur les aptitudes des salariés à la créativité et à l’innovation. Le succès à court terme du projet LTE a également été fortement lié à la façon dont son périmètre a été défini. Le budget alloué au projet ne consistait pas à révolutionner les pratiques de travail, ou de surveillance des installations. La mise en œuvre de nouvelles pratiques de travail, comme l’usage de lunettes de réalité augmentée ou de drones, pouvaient être naturellement envisagée, mais ne relevait pas à strictement parler du projet LTE.

Conclusion

Le cas étudié dans cet article visait à illustrer l’objectif d’un manager-ingénieur à mener un projet de transformation de l’infrastructure communicationnelle d’une entreprise, projet au départ plus tourné sur des aspects techniques dans le cadre d’une culture organisationnelle tournée vers la sécurité et la sûreté de son organisation. Encastré dans un tel contexte, le manager-ingénieur a cherché à réduire les réactions négatives et d’opposition. Conformément à l’approche sociologique de Callon et Latour, face à un tel changement de nature à bouleverser les habitudes de travail, le manager a activé une série de dispositifs crédibilisant sa démarche, en créant un groupe d’ambassadeurs en mesure de convaincre les autres salariés. D’autres études sont venues crédibiliser sa démarche, comme notamment la conduite d’une série d’entretiens menés par des chercheurs en sciences de gestion. Toutefois, les habitudes et routines organisationnelles ont probablement compliqué la mise en œuvre d’une approche de type POC (Proof of Concept). Au final, les salariés n’ont pas vraiment réussi à se projeter dans des pratiques futures de travail. Dans ces conditions, aucun chiffrage précis n’a pu démontrer la rentabilité du projet, bien que celui-ci soit apparu finalement indispensable. S’il parait difficile à l’issue de ce projet de juger réellement de l’efficacité de l’action du manager-ingénieur, il nous semble en tout cas qu’en interne il aura assuré son rôle, en gérant au mieux les contradictions de l’organisation, à partir de sa position occupée. Dans d’autres entreprises, comme Air France ou La Poste, les questions de transformation digitale sont prises en charge par des fonctions relevant des « Ressources Humaines ». Ces autres cas confirment tout le poids exercé sur les pratiques managériales à la fois par le secteur d’activité, et par certains choix structurants opérés au sein des organisation. Au détour de chaque action managériale, de nouveaux défis voient le jour, de nouveaux apprentissages interviennent, et de nouvelles dynamiques peuvent s’enclencher. En ce sens, les managers, bien que dépendants d’un contexte d’une culture et de choix antérieurs, disposent de marges de manœuvre permettant de réinventer des identités professionnelles plus en phase avec des besoins organisationnels plus tournés vers le changement, l’innovation, et de nouvelles pratiques de travail.

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Licence : CC by-nc-nd

Notes

[1Nous nous appuyons ici sur texte 1 de Travail, Ergologie et Politique d’Yves Schwartz.

[2Appel « Pour ne plus perdre sa vie à la gagner », A. Thébaud-Mony, D. Linhart, E. Beynel, C. Godard, J. — M. Sterdyniak, D. Huez, A. Carré, A. de Broca, J. Lusson, L. — M. Barnier, Syndicats CGT, FSU et Sud de l’inspection du travail, Collectif de cabinets d’experts CHSCT, Associations Henri Pézerat, Ban Asbestos et Robin des toits, Médiapart, 15 janvier 2015. (http: https://www.agurre.fr/

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