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Roelens, C. et Pélissier, C. (dir.) (2023). Éthique, numérique et idéologies. Presses des Mines.

28 juin 2023 par Caroline Chambon Veille 278 visites 0 commentaire

Un article repris de http://journals.openedition.org/eds...

Un article repris de la revue Education et socialisation, une publication sous licence CC by nc nd

Caroline Chambon, « Roelens, C. et Pélissier, C. (dir.) (2023). Éthique, numérique et idéologies. Presses des Mines. », Éducation et socialisation [En ligne], 68 | 2023, mis en ligne le 26 juin 2023, consulté le 27 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/edso/23456

Unissant des chercheur·e·s des sciences de l’éducation et de la formation ainsi que d’autres disciplines irréductibles à la pluralité de ces dernières, spécialistes de l’éthique ou du numérique et praticien·ne·s de divers horizons engagé·e·s dans la réflexivité éthique, le cheminement interdisciplinaire proposé au sein de l’ouvrage Éthique, numérique et idéologies constitue une ressource pour saisir les interrelations propres à ce triptyque. Cette œuvre généreuse donne matière à une réflexion tant théorique que pragmatique laissant le/la lecteur/trice – qu’il ou elle soit chercheur/e ou étudiant·e d’une des inter-disciplines convoquées, dans les humanités numériques, acteur/trice dans un secteur public, institutionnel ou encore associatif – penser éthiquement la numérisation du monde au regard des objectifs rencontrés dans sa pratique.

Ce travail collectif débute par une préface de S. Collin, titulaire de la chaire de recherche du Canada sur l’éthique numérique en éducation, qui décrit la technique comme un phénomène social dépendant d’idéologies performant par la datafication numérique. Pour lutter contre la technicisation de l’enseignement, les différentes contributions visent à appréhender les enjeux politiques et sociaux d’une pédagogisation éthique de la technique.

C. Roelens introduit les enjeux de l’ouvrage en livrant quelques bases conceptuelles sur ses notions clés. Ses précisions permettent de s’engager dans la réflexion éthique que suppose « la démocratie en numérique » (p. 20) au moyen d’un ouvrage découpé en trois parties de quatre textes chacune. Une des originalités des contributions tient à leur nature changeante : sept d’entre elles relèvent d’articles de recherche quand les cinq autres prennent une forme dialogique impulsée par l’un des membres du binôme de coordination.

La première partie intitulée « Numérisation et démocratisation » (p. 25-91) s’ouvre par une discussion entre C. Pélissier et C. Roelens qui examine la numérisation au sein d’un projet plus global de compréhension des dynamiques de démocratisation et d’individualisation. Tissant des liens entre connexions sociales et connexions numériques, la numérisation du monde est vue comme procédant de sa démocratisation. Sa conception ouverte et minimaliste de l’éthique est alors pensée comme un champ de la réflexion philosophique dans une société démocratique où les cadres normatifs s’estompent. Estimant que « les promesses d’apocalypse cognitive, morale, politique et culturelle liées à la numérisation du monde » (p. 44) pourraient bientôt rejoindre à leur tour leurs devancières historiques promettant les mêmes conséquences, l’auteur conseille de ne pas céder à la panique morale mais à la réflexivité éthique face aux grands défis à venir.

Ensuite, M. Fabre et C. Chauvigné interrogent la responsabilité éthique de l’émetteur/récepteur des réseaux sociaux en fonction des professions d’auteur, de lecteur et d’éditeur de l’imprimé. Médiée par l’édition dans le domaine littéraire, la légitimité de l’expression peut être assurée en ligne par des conversations réflexives entre des récepteurs intériorisant la fonction d’éditeur. Pour éduquer à la production et à la réception d’informations responsables sur les réseaux sociaux, le numérique comme objet de savoir (p. 60) suppose de prendre en compte ses considérations éthiques et politiques. Ainsi, les notions d’auteur, de lecteur et d’éditeur transposées au Web 2.0 apparaissent comme une nouvelle voie outillant le curriculum scolaire du numérique pour espérer générer autre chose qu’une société de post-vérité.

La contribution de L. Alvarez offre des pistes de réflexion pour penser les rapports entre numérisation et inclusion tout en réfutant l’idée d’un solutionnisme technique. Intégrer via des artefacts numériques suppose un travail d’analyse des facteurs environnementaux et des besoins de l’individu par une équipe pluriprofessionnelle soucieuse d’établir des modalités d’intervention qui répondent aux objectifs fixés. Mettre en relation encapacitation et technologies numériques questionne l’autonomie en action et l’autonomie en pensée qui doivent aller de pair pour assurer la capacité d’agir des citoyens. Ainsi, le monde scolaire soumis aux enjeux liés à l’inclusion par le numérique mériterait « de redonner un intérêt fort aux connaissances et aux cultures – au pluriel –, dans ce monde numérique où l’action est souvent facilitée par, voire déléguée à, la technique » (p. 78).

Vient enfin un dialogue entre C. Roelens et M. Audétat qui appréhende la numérisation du monde en cultivant une forme de « cosmopolitisme des savoirs » (p. 85) ouverte à la production de connaissances théoriques et pratiques incluant les chercheurs, les étudiants et les concitoyens. Afin d’éviter « une forme d’évidence technocratique » (p. 88), une éthique du numérique qui joue vraiment son rôle s’acquiert dans le débat démocratique, confrontant l’ensemble des acteurs sociaux destinataires des innovations. L’éthicien compréhensif peut alors faire « fonction de lanceur d’alerte » (p. 91) grâce à une appréhension et une évaluation de ce que peut impulser une proposition technologique.

La deuxième partie « Institutions en transformations » (p. 93-152) débute par un article de C. Fluckiger qui s’interroge sur la possibilité qu’ont les chercheurs d’appliquer un regard critique lorsqu’ils s’intéressent aux usages numériques dans un contexte de numérisation scolaire supposé transformatif. Reprochant un numérique trop générique, une posture s’éloignant du sens commun est essentielle pour éviter des incompréhensions qui se font parfois au bénéfice des promoteurs du numérique à l’école. Prendre en compte sa complexité présume également de s’écarter d’une représentation des jeunes comme des natifs du numérique. Opérant une distinction entre l’expertise et la recherche, l’auteur réfute le paradigme applicationniste qui a pour but de sommer les praticiens d’appliquer servilement les recommandations des chercheurs. La dimension technique du travail de ces derniers pris dans des impératifs contradictoires légitime la nécessité de leur rôle social pour orienter les recherches sur la numérisation de l’enseignement.

C. Pélissier fait part à C. Roelens d’une approche éthique de sa fonction d’enseignante-chercheuse où l’apprivoisement de la numérisation fait office de fil rouge pour la développer. Questionnant les indicateurs d’évaluation qui conditionnent la profession, sa proposition d’un environnement numérique personnel professionnel est un moyen prometteur pour aider les enseignants-chercheurs à se projeter individuellement et collectivement. Son développement laisse apparaître l’importance qu’elle attribue à la prise en compte de l’enseignant et de l’étudiant comme des personnalités singulières. Le numérique en tant qu’espace de stockage, de production, de diffusion, et de questionnements est ici saisi comme permettant l’existence de la spécificité de chacun en lui laissant l’opportunité de penser l’exercice présent et futur de son métier.

Au sein d’un entretien avec C. Roelens, N. Dubruc témoigne de sa mission d’impulser une prise de conscience chez de futurs ingénieurs qui imaginent les technologies de demain. Elle propose à ses élèves « une conception ouverte de la réflexion éthique » (p. 137) afin qu’ils requestionnent la place de leur travail au sein d’une société qui se numérise. L’autrice s’intéresse également aux professionnels de l’école d’ingénieur en pensant la numérisation comme « un inducteur de (re) problématisation » (p. 133) pouvant faire émerger un équilibre entre pratiques numérisées et travail traditionnel. Pour y parvenir, l’émancipation du travailleur est nécessaire, c’est pourquoi elle propose de transformer les modèles organisationnels classiques. Finalement, « la technique, dans cette logique, est la science des moyens, l’éthique l’art des fins, et l’idéologie la manière de les articuler en propositions de sens » (p. 141).

Cette partie s’achève par un dialogue entre C. Pélissier et C. Charnet, qui se focalise sur les concepts de contexte et de design pour questionner l’éthique des acteurs impliqués au sein d’une pédagogie numérique universitaire. Elle souligne la nécessité de considérer le social pour construire et gérer une formation numérique à distance selon une posture éthique respectueuse des droits de chacun. S’agissant du design des dispositifs, l’appropriation des traces numériques de l’étudiant en formation à distance vient questionner le degré d’immixtion dans sa vie « de travail » (p. 149). Elle interroge également la réflexivité des apprenants qui doivent considérer les effets de leurs usages. Au regard de l’ensemble des acteurs impliqués dans la numérisation de l’enseignement, C. Charnet propose la rédaction d’une charte collective regroupant les éléments d’une éthique enseignante, tutorale et étudiante que chacun serait responsable de signer.

La dernière partie intitulée « Bildung 2.0 dans un monde numérique ? » (p. 155-223) questionne la possibilité d’une auto-formation informelle à l’éthique du numérique au sein de quatre lieux de culture. Elle débute par un texte d’A. Meunier qui conduit vers une compréhension historique du tournant communicationnel démocratisant les musées. Les nouvelles modalités numériques se mettent au service de la diffusion des savoirs à un public élargi. Mais la numérisation muséale occasionne aussi une dérive marketing où des musées deviennent soucieux d’augmenter leur taux de fréquentation en séduisant le public plus qu’en le cultivant. L’autrice craint que l’individualisation de l’expérience de visite puisse nuire à l’expérience citoyenne. Chercheurs et acteurs de la muséologie sont alors invités à centrer leurs actions dans une perspective de justice sociale se préoccupant des contextes socio-économiques des visiteurs afin d’espérer l’avenir démocratique des musées numériques hypermodernes en correspondance avec les idéaux du tournant communicationnel originaire.

P. Boutin et B. Laborde, responsables d’un master en didactique de l’image invitent à découvrir un exercice d’essais vidéo proposé à leurs étudiantes. Ces dernières conscientisent leur rôle politique en devenant actrices de discours critiquant des images médiatiques qui naturalisent les stéréotypes. Les enjeux éthiques de l’essai vidéo sont acquis par les étudiantes qui se positionnent moralement et culturellement pour diffuser des connaissances conscientisées. Avertis qu’une contre-culture émanant des réseaux sociaux influence autant les étudiantes que l’hégémonie de certains discours occidentaux, les enseignants contribuent à la mise en perspective de leurs discours grâce à des apports théoriques permettant leur problématisation. Finalement, la création de ces discours numériques méta-réflexifs participe à l’encapacitation des étudiantes sujet-spectatrices de contenus médiatiques qui légitiment des dominations structurelles.

T. Gobert et I. Lavail-Ravetllat questionnent la numérisation des médias dans lesquels s’amalgament pratiques privées, publiques et institutionnelles. L’utilisateur, tantôt consommateur d’activités médiatiques, tantôt producteur d’activités personnelles de natures médiatiques, jongle entre des valeurs relevant d’éthiques personnelles et d’autres de déontologies professionnelles. Lorsqu’il est créateur, cette institutionnalisation de soi est sujette à des biais d’optimisme et des illusions de contrôle et de performance favorisés par les « technologies de la persuasion » (p. 209). Les auteurs justifient ces croyances en critiquant des systèmes scolaires et universitaires davantage orientés vers des objectifs de production numérique en dépit de l’élaboration éthique qui doit la précéder. Finalement, la prolifération d’individus n’appartenant à aucun corps et confondant opinion personnelle et information professionnelle entretient la défiance envers les médias et affaiblit l’influence de la presse encore considérée comme quatrième pouvoir.

Enfin, le témoignage de C. Berton évoque la numérisation d’un lieu de médiation scientifique consécutive à la pandémie de Covid pour maintenir le lien entre les professionnels et les publics. Les réunions subsistent grâce aux plateformes de visioconférence apprenant aux acteurs à lever la main pour prendre la parole au détriment d’une spontanéité parfois manquante. Pour le public, le prolongement des actions de médiation se manifeste notamment par une présence quotidienne sur des réseaux sociaux amplifiant la portée de la communication. Cependant, les perspectives de ces nouvelles formes d’échanges questionnent éthiquement et idéologiquement les modes de consommation culturelle semblant se sédentariser et s’individualiser au risque de fracturer les lieux culturels et les sociétés humaines.

En conclusion, C. Pélissier et C. Roelens proposent une relecture originale de l’ouvrage grâce à un système d’encodage catégorisant les diverses contributions selon les trois thèmes qui les unissent. Invitant à naviguer au sein des différents textes, cette conclusion laisse apparaître les points de suspension [1] nécessaires au cheminement d’une réflexion sur l’éthique du numérique et les idéologies qui s’y rattachent, ne pouvant être universelle et finalisée.

La postface de N. Eggert, directrice du centre interdisciplinaire de recherche en éthique de l’université de Lausanne, clôture cet ouvrage rappelant les exigences éthiques d’ordres anthropologiques à tenir face à la numérisation du monde.

Finalement, l’ouvrage atteint son objectif d’une revisite par le prisme de l’éthique compréhensive des thèses importantes de la pensée contemporaine et de la critique des mutations numériques au regard des vulnérabilités humaines. Grâce à sa dimension englobante de par le large spectre d’approches qu’il convoque, cet ouvrage collectif constitue une référence théorique venant interpeler éthiquement les enjeux sociaux et politiques de la numérisation du XXIe siècle. Une de ses forces tient à son caractère multi-référentiel et interdisciplinaire qui cerne ainsi la complexité de son objet au travers de perspectives épistémologiques multiples. De plus, il illustre particulièrement le profit qu’il y a à tirer de se concentrer sur plusieurs lieux éducatifs au regard des diverses idéologies qui les traversent. Quoiqu’on puisse être surpris par la forme affirmative du titre de l’ouvrage puisque nombre d’idéologies antimodernistes finissent par convaincre de l’impossibilité de connecter l’éthique au numérique, l’ensemble des contributions problématise sans les éluder les tensions que recouvre le triptyque. Ce dernier explicite les conditions de sa compatibilité et guide le lectorat vers une compréhension avertie et symbiotique de l’éthique, du numérique et des idéologies. Au-delà de sa visée politique dans le contexte numérique, cet ouvrage replace l’éthique comme pouvoir de problématisation plus global, nécessaire au sein de nos démocraties occidentales où les évolutions idéologiques et morales bouleversent nos repères.

Licence : CC by-nc-nd

Notes

[1En reproduisant ici à dessein une partie du titre de la conclusion de l’ouvrage.

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