Innovation Pédagogique et transition
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La communication à soi : une activité secrète universellement repandue

Être présent à soi - Extrait d’un cliché de R. Doisneau 1956



Un article de Jean-Marie Barbier et de Martine Dutoit

Formation et Apprentissages professionnels EA 7529 CNAM
Chaire Unesco-ICP Formation Professionnelle,
Construction Personnelle, Transformations Sociales



1. Se parler à soi : une expérience commune

Discours intérieur, langage egocentrique, soliloque, monologue, parole auto-adressée : les termes académiques sont nombreux pour désigner ce qui se passe lorsqu’un même sujet parait à la fois être ‘l’émetteur’ et ‘le récepteur’ d’une communication.

Dans la vie ordinaire, les expériences de « communication à soi » sont analysables comme des actions ordonnées autour de transformations par des sujets de leurs propres représentations/affects, c’est-à-dire de reconstructions de sens dans et pour l’action. C’est l’intention spécifique de ce texte de rendre compte de ces (re)constructions de sens dans les ‘communications à soi’, dans le cadre d’une ‘entrée activité’.

Citons quelques exemples d’expériences où du sens se reconstruit en cours d’activité :

— La transformation de la perception d’une situation d’action, illustrée par des verbatims tels que « je me suis aperçu/rendu compte que ». J. Hyppolite parle par exemple de transformations du cadre perceptif des acteurs, ou de transformations de la familiarité https://theses.hal.science/tel-03151032. Tout se passe comme si le sujet se décentrait comme s’il s’adressait à un autre.
— La méditation, définie comme une pratique mentale consistant à être présent à soi, à porter attention à sa propre activité en situation, invitant le sujet à en ‘approfondir’ le sens, en anticipation ou en rétrospection. La méditation de pleine conscience, actuellement très répandue, est une communication de représentation adressée à soi, même si elle exclut le langage et si la consigne est de prendre pour objet sa propre activité corporelle.
— La réflexion, définie comme un retour de la pensée sur elle-même, comme une attention portée à sa propre pensée : par exemple dans les situations où l’on dit « j’ai réfléchi », « je me suis dit que ».
— L’interprétation, vue comme une activité de construction/transformation du sens donné par un sujet à une situation éventuellement vécue antérieurement comme ‘obscure’ : « j’ai compris que ».
— La transformation conjointe de croyances, d’émotions et de plans d’action  : l’émotion fonctionne alors à la fois comme une suspension de l’activité en cours, comme une reconstruction de sens et comme l’ouverture d’une action nouvelle https://theconversation.com/affects-emotions-sentiments-quelles-differences-92768. P. Livet parle alors de révisions https://www.cairn.info/emotions-et-rationalite-morale—9782130522553-page-73.htm

Ces situations ont donc un point commun : elles participent à des activités de construction/reconstruction de sens par les sujets concernés, autour d’eux-mêmes et de leur activité, en situation.

2. La communication à soi : à la fois pensée et langage

Pour Vygotsky, le langage égocentrique chez l‘enfant serait « un langage intérieur par sa fonction psychique et un langage extériorisé par sa nature physiologique » https://ladispute.fr/catalogue/pensee-et-langage/.
La culture occidentale a l’habitude de considérer le langage comme une expression de la pensée. Le couple pensée /langage serait la plus haute expression de l’activité humaine et même sa spécificité.
Mais ce couple, habituel pour penser la communication à soi porte en même temps toutes les hiérarchies sociales véhiculées par cette opposition/articulation/complémentarité, et que l’on retrouve aussi bien dans les échanges ordinaires que dans les échanges académiques. Ce n’est pas un hasard si l’herméneutique, comme ‘science de l’interprétation’, est placée en position sociale éminente : elle est une théorie de la lecture, de l’explication et de l’interprétation des textes dans les cultures du ‘livre’ (judaïsme, christianisme, islam).
Merleau-Ponty nous invite à un réexamen des manières dominantes de penser les rapports pensée/langage/action lorsqu’il écrit que « la parole est un véritable geste » https://www.google.fr/books/edition/Ph%C3%A9nom%C3%A9nologie_de_la_perception/3yhQAwAAQBAJ?hl=fr&gbpv=1. Et, dans une intuition féconde, L. Vygotsky écrit lui-même que « la pensée ne s’exprime pas mais se réalise dans le mot » (Vygotsky, ibidem 1997, p. 431) ce qui implique non pas une transparence de la parole et de la pensée, mais des rapports de transformation conjointe et réciproque.

3. Comprendre les actions de transformation des sujets par eux-mêmes

Nous faisons l’hypothèse que ce que nous appelons « entrer par l’activité », pour comprendre les actions de transformation par les sujets de leurs propres représentations/affects, nous conduit notamment à revenir sur les concepts d’activité et d’action, sur les concepts d’offre de significations et de construction de sens dans la communication.

a) Les concepts d’activité et d’action :
https://www.innovation-pedagogique.fr/article9338.html

Action et activité peuvent se différencier sur la base de la présence consciente ou non d’une intention ordonnant l’activité. La conscience est l’activité de représentation de sa propre activité.
L’action est un ensemble d’activités ordonnées autour d’une transformation du monde ; l’activité, elle, est une transformation du monde et une transformation de soi transformant le monde.
Nous faisons l’hypothèse que l’exercice même de la vie, et donc l’activité d’un sujet en vie, produit continuellement des représentations /affects, sans intention explicite de les produire.
— Les représentations sont des activités qui rendent présent à un sujet son environnement et sa propre activité. Représenter signifie rendre présent à ; les représentations sont conservées par la mémoire des sujets.
— Les affects peuvent être définis comme des transformations de tendances d’activité des sujets par dans et pour l’activité en cours, en perpétuelle mobilité.

Dans la communication à soi, tout se passe comme si les sujets disposaient de représentations/affects déjà produits par l’exercice de leur activité antérieure. Ce sont des représentations de soi/affects ‘déjà là’, disponibles, qui se transforment par/dans la communication, qu’il s’agisse d’ailleurs de communication de soi à soi, ou de communication d’autrui à soi ou de la communication de soi à autrui.

b) Les concepts de sens et de signification
Sens et signification se différencient par l’adresse de la communication.
La signification est une communication adressée à autrui, alors que le sens est une communication adressée à soi. Le sens ne se donne ni ne se transmet à un sujet : il est construit par ce sujet lui-même https://theconversation.com/usage-sens-et-signification-96511 .
Les constructions de sens sont des communications qu’un sujet s’adresse à lui-même. Les interactions entre sujets sont, elles, caractérisées par une intention d’influencer les constructions de sens chez autrui https://www.innovation-pedagogique.fr/article12775.html. Les communications à soi sont caractérisées par une intention d’influence sur soi.

La communication est un couplage d’activités d’offre de signification de la part d’un sujet communiquant et d’activités de construction de sens de la part d’un sujet destinataire. La communication à soi est une conjonction d’une double activité d’un même sujet par rapport à lui-même : une adresse à soi et une transformation de soi.

4. Les communications à soi se construisent à partir d’un ‘déjà là’ d’éprouvés/ représentations de soi pré existants chez les sujets concernés, produits par leur histoire.

Dans la communication ordinaire, la présence d’éprouvés éventuellement transformés en représentations des sujets destinataires explique leur activation par exemple dans le travail de formation (exploration des représentations préalables d’un objet par les apprenants), dans le travail de soin, (explicitation d’un éprouvé des patients : comment allez-vous ? comment vous sentez-vous ?), et plus généralement dans les actions où sont attendues des transformations de publics.

Il existe également un ‘déjà là’ dans les actions de communication à soi, vécu comme un continuum d’éprouvés /représentations de soi qui, à la différence de la communication à autrui n’est pas soumis à l’épreuve de l’interaction.
Montaigne, philosophe de l’expérience personnelle, explique ainsi avec beaucoup de clarté le caractère de traces de ‘communication de soi à soi’ que revêtent les Essais : « C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit, dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée (…) c’est moi que je peins ».
On retrouve cette même conscience de la part de soi constitutive d’une œuvre sans maitrise de sa réception chez nombre d’écrivains et d’artistes : y compris les citations prêtées à Flaubert (« Emma, c’est moi ») ou les commentaires de Cézanne sur les pommes qu’il peint par dizaines, par centaines (pas moins de 200 de ses natures mortes contiennent des pommes) qui exprime moins la vérité du monde, que sa manière singulière de le voir.

Ces éprouvés/représentations sont activées sont des éprouvés/ représentations de soi par soi.
Le ‘moi’ construit par les sujets peut, en effet, être considéré comme la résultante des actions de représentation de soi, par soi, pour soi
https://www.puf.com/content/Vocabulaire_danalyse_des_activit%C3%A9s alors que le soi est éprouvé dans l’activité. Le « soi » s’éprouve alors que le « moi » se représente.
Nous faisons l‘hypothèse que dans toutes les activités de communication à soi se trouve engagé l’éprouvé/représentation d’un continuum de soi résultant de l’itinéraire antérieur. La communication à soi active ce continuum.

5. Les communications à soi comportent par ailleurs un moment de mise en objet, par le sujet ‘communiquant’, de représentations/énoncés sur son activité en cours.

Il est frappant d’observer que quelles que soient les situations de ‘communications à soi’ on constate la présence de moments de mise en objet par le sujet communiquant de son activité en cours.

a) C’est le cas par exemple, dans l’univers de la formation, du développement des compétences et de la professionnalisation de l’analyse des pratiques, qu’elle soit engagée par le sujet lui-même ou par d’autres, de son environnement.
L’analyse des pratiques peut être définie comme une méthode de formation ou de perfectionnement fondée sur l’identification et l’analyse d’expériences professionnelles, récentes ou en cours, souvent présentées par les sujets concernés dans le cadre d’un groupe composé de personnes exerçant la même activité.
L’analyse des pratiques peut avoir différentes sources d’inspiration (centration sur la personne, inspiration psychanalytique, phénoménologique, psychosociologique, systémique…), elle comporte dans tous les cas la production de représentations et d’énoncés sur les propres actions du sujet, parole qui précède ensuite l’organisation subjective de la situation par le sujet et la production de savoirs à partir de l’expérience.
Selon les actions mises en objet et leur amplitude, on parlera notamment de récit de formation, d’écriture professionnelle, de biographie professionnelle, d’histoire de vie, ou de roman de socialisation etc.
Actuellement, l’analyse des pratiques est une méthode de formation ou de perfectionnement fondée sur l’analyse d’expériences professionnelles. On notera qu’elle a été initiée par le psychanalyste anglais Michael Balint https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/le-m%C3%A9decin-son-malade-et-la-maladie-9782228890472 et qu’elle s’est développée depuis les années 1940, notamment comme un outil de développement des pratiques relationnelles des médecins. Dans son ouvrage, Le médecin, son malade et la maladie, il postule l’importance déterminante de la relation patient/médecin dans le processus de guérison.
Un second courant appelé pratique réflexive a vu le jour à partir des travaux de Donald Schön et Chris Argyris dans le domaine des apprentissages organisationnels.

b) Cet intérêt pour ses propres pratiques s’est développé aussi dans l’univers du soin et de l’action thérapeutique, avec des pratiques proches du récit de soi, ou de la médecine réfléchie https://www.edealelibrairie.fr/149767-la-medecine-reflechie-au-miroir-des-sciences-humaines.html.

c) Cet intérêt s’observe encore le cas dans le domaine des exercices et de la vie spirituelle avec des pratiques telles la révision de vie, consistant pour l’essentiel en une démarche de relecture par le sujet croyant, et au regard de ses convictions, d’événements biographiques le concernant.

De façon générale ce qui se trouve en jeu est donc une représentation et/ou une parole personnelle du sujet sur son activité, sur des événements ou des trajectoires de vie.

6. C’est la mise en relation entre les représentations/éprouvés de soi produits par le continuum d’activité et les représentations/éprouvés de soi dans l’activité en cours qui construit le sens de l’activité dans la communication à soi.

La situation ou l‘activité actuelle est appréciée au regard de sa cohérence et de sa pertinence au regard de l’ensemble de l’itinéraire du sujet, et de la représentation de soi par soi résultant de cet itinéraire. Selon les cas, l’activité actuelle est appréciée come dotée ou dénuée de sens pour le sujet.
Cette mise en relation peut s’observer/se déduire de la présence notamment de deux types d’indicateurs de transformations des représentations/éprouvés du rapport des sujets avec la poursuite de l’engagement d’action :

a) Des indicateurs d’ ’allant’
On parle d’allant quand un sujet fait preuve d’activité, d’entreprise : on évoque notamment la vitalité, l’entrain, l’ardeur.

Ces effets de relance ou de poursuite d’activité peuvent être la conséquence de communications à soi et de constructions/reconstructions de sens obtenus de fait ou intentionnellement par la mise en relation entre éprouvés/représentations issues de la biographie antérieure et éprouvés/représentations issues de l’activité en cours.
Pour décrire ces situations, on parle notamment de dynamiques de réussite ou de cercles vertueux.
Des verbatims apparaissent tels que : cela ‘me parle’, ou ‘cela a du sens pour moi’.

b) Des indicateurs de ‘fatigue’
On parle de fatigue pour désigner à la fois l’état physique et mental d’un sujet, état consécutif à un effort prolongé et se signalant par une difficulté à poursuivre ou à reprendre cet effort.

Toute une terminologie est également apparue pour désigner l’installation progressive de cet état physique et mental : dynamiques d’échec, lassitude, affaiblissement, et même dans certains cas épuisement.
Les verbatims que l’on voit alors apparaitre, individuels ou collectifs, sont alors ; « j’en peux plus » ou « nous n’en pouvons plus », aimablement décrite par exemple dans la culture française par la chanson interprétée par Joe Dassin sur « Le chemin de papa » https://www.youtube.com/watch?v=XQoDR-3ZDI4

7. Le statut du sens

Beaucoup de naïvetés et d’auto-illusions sont régulièrement proférées sur la question du sens.
De la même façon que l’apprentissage ne peut pas consister en une simple appropriation d’un élément’ extérieur (cad le savoir, https://www.innovation-pedagogique.fr/article8610.html ) la construction des sujets par eux-mêmes ne peut pas consister en simple appropriation/transmission de valeurs. Il faut probablement s’intéresser aux voies par lesquelles les sujets construisent le sens de leur activité. L’hypothèse que font les auteurs de ce texte, encore charmés rétrospectivement par le doux babil de leurs enfants en bas âge, comme observé aussi par des chercheurs https://ct3.ortolang.fr/valange/dist/fr/dossier_offre.html?Anae-0_10-babillage-girafe-coupe= , est que s’intéresser aux ‘communications à soi’ peut peut-être y contribuer de façon décisive.

Licence : CC by-sa

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