Innovation Pédagogique et transition
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Aux commandes de la centrale nucléaire de Sprintfield en crise

Aux commandes de la centrale nucléaire de Sprintfield en crise

Apprendre la maîtrise des risques à travers un jeu de simulation

Cet article propose le retour d’expérience qualitatif d’une innovation pédagogique baptisée "Sprintfield". Elle s’inscrit dans un module de formation centré sur l’analyse socio-organisationnelle de la sûreté, destiné à des étudiants de Master 2 et d’année 3 de formation ingénieur. Il s’agit, via la conception d’un dispositif au croisement entre jeu de rôles et simulation, de rendre les étudiants acteurs de la gestion d’une situation "quasi-professionnelle".

Mots-clés :
Innovation pédagogique, simulation, jeu de rôles, maîtrise des risques, compétence.

Céline Grousson1, Stéphanie Tillement2

1 Ecole des Mines de Nantes, CAPE, Nantes, France
2 Ecole des Mines de Nantes, Département Sciences Sociales et de Gestion, Nantes, France


Un article publié au VIIIe Colloque des Questions de Pédagogie dans l’Enseignement Supérieur, Brest, 17, 18 et 19 Juin 2015.


Pour citer cet article :

Céline Grousson, Stéphanie Tillement, Aux commandes de la centrale nucléaire de Sprintfield en crise ;
http://www.innovation-pedagogique.fr/article860.html


I. INTRODUCTION

Cet article propose le retour d’expérience qualitatif d’une innovation pédagogique baptisée "Sprintfield". Elle s’inscrit dans un module de formation centré sur l’analyse socio-organisationnelle de la sûreté, destiné à des étudiants de Master 2 et d’année 3 de formation ingénieur. Il s’agit, via la conception d’un dispositif au croisement entre jeu de rôles et simulation, de rendre les étudiants acteurs de la gestion d’une situation "quasi-professionnelle". L’objectif est de favoriser un apprentissage expérientiel prenant appui sur les compétences intra- et inter-personnelles des étudiants et les développant dans la famille de situations associées à la gestion des risques. Cette expérience repose sur plusieurs phases et constitue un socle pour introduire, à travers une analyse réflexive, les théories socio-organisationnelles étudiées dans la suite du cours.
Cet article est construit comme suit. Après avoir présenté les principaux éléments ayant motivés cette innovation, nous détaillons la logique et les modalités de conception de la simulation. Nous analysons enfin les leçons tirées de l’observation du dispositif en "pratique", puis dressons un bilan de cette expérience.

II. POURQUOI INNOVER ?

L’Ecole des Mines de Nantes est une école d’ingénieurs généralistes. Bien que dispensant un enseignement avant tout technique, elle accorde une place importante aux sciences sociales et de gestion, ainsi qu’à la proximité avec le monde professionnel. Nos étudiants suivent un module de formation en Facteurs Organisationnels et Humains (FOH) de la sécurité car ils pourront être amenés à travailler dans des univers professionnels à risques.

Les industries à risques et leur gestion font l’objet de nombreux a priori ou simplifications erronées, auxquels les étudiants sont d’autant plus prompts à adhérer qu’ils sont diffusés dans les médias. L’objectif du module est de les amener à dépasser ces représentations simplifiées en les confrontant à des cas réels mettant en lumière toute la complexité des actions et des décisions au sein de ce type d’univers.

En dépit de l’intérêt suscité par le module dans sa version initiale et bien que les études de cas constituent un levier intéressant, l’appropriation des savoirs en particulier pratiques restait limitée. Les étudiants appréhendaient difficilement les difficultés et contraintes de la situation analysée, et le développement de leurs compétences intra- et inter-personnelles restait peu observable pour l’enseignante. En outre, ils n’étaient pas directement responsabilisés vis-à-vis de la gestion des risques. Ces limites empiriques entrent en résonnance avec la littérature relative aux études de cas [Van Stappen, 1989].

Ce projet d’innovation vise à rendre les étudiants acteurs de la gestion de risques, et se base sur les hypothèses suivantes : l’appropriation des théories FOH par les étudiants est facilitée par l’expérimentation et la mise en situation ; le fait de vivre "de manière sensible" les situations complexes, à risques, permet de développer des compétences intra- et inter-personnelles. L’innovation entend servir les objectifs pédagogiques suivants : comprendre l’importance des facteurs humains et organisationnels dans la maitrise des risques ; faire l’expérience "sensible" d’une situation de crise et développer des compétences en méthodes de gestion de crise ; utiliser cette expérience comme un matériau à partir duquel être réflexif (prise de conscience empirique, réduction des jugements naïfs ou simplistes, construction d’analyse factuelle, convaincante et justifiée d’une expérience vécue collectivement).

III. INNOVER COMMENT : GENESE DU DISPOSITIF

Si l’étude de cas, la simulation et le jeu de rôle engagent tous trois activement les étudiants dans leurs apprentissages, les deux dernières modalités répondent davantage aux objectifs pédagogiques visés. La simulation "tente de reproduire les caractéristiques principales d’une situation réelle que l’on désire faire vivre d’une manière fictive" [Legendre, 2005]. Cela "permet d’expérimenter des situations complexes, dans lesquelles il faut généralement résoudre des problèmes ou prendre des décisions, et ainsi de mieux être préparé à les affronter par la suite." [op.cit.]. Dans une simulation les conséquences des décisions prises "permettent d’établir un lien de cause à effet, [...] font en sorte que l’apprenant retienne mieux et plus longtemps ce qu’il apprend, permet de contourner les difficultés liées à la rareté [et brièveté] d’un phénomène" [Chamberland et al, 1995]. Le jeu de rôle confronte les élèves "à une situation ou à un problème réel, qu’ils doivent résoudre en simulant les rôles ou les réactions des personnes." [Legendre, 2005]. Il "permet à l’apprenant de ressentir plutôt que d’intellectualiser sur la situation à l’étude […], de comprendre ce qui motive le comportement des autres et d’anticiper dans un contexte non menaçant des situations futures" [Chamberland et al, 1995]. Il développe ainsi sa spontanéité, son empathie mais également ses stratégies et son savoir-faire. Le jeu de rôle et la simulation leur permettent de participer "activement à un processus proche de l’expérience réelle, ce qui entraîne une forte implication de leur part dans le processus d’apprentissage" [Van Stappen, 1989].

Sprintfield est une méthode active qui fait vivre aux étudiants, à travers un jeu informatique, une situation professionnelle dégradée de conduite d’une salle de commandes d’une tranche nucléaire. Il s’appuie sur un "cas d’école" très bien documenté (accident nucléaire) permettant la réalisation de scénarios de jeu précis et "plausibles", simulés entre 30 et 45 minutes. Chacun est engagé dans un rôle spécifique avec des informations différentes au sein d’une équipe de 3 à 4 personnes. Cette équipe doit prendre des décisions collectives au regard d’informations complexes, ambiguës ou incomplètes et sous contrainte de temps.

Comme dans une simulation, Sprintfield propose une reproduction informatique simplifiée mais fiable de la réalité en plaçant les étudiants dans des situations qui évoluent "sous l’effet de circonstances fortuites ou des décisions prises par les participants" [Mucchielli, 2008]. Comme dans un jeu de rôle, "on remet [aux étudiants] uniquement des consignes générales, différentes d’un individu à l’autre" [R. Prégent, 1990], relatives aux règles du jeu, au contexte et à la situation de départ. Chaque joueur reçoit une fiche personnage spécifique à son rôle dans lequel il "improvise en tentant de se mettre dans la peau de son personnage : sentiments, comportements, attitudes" [op. cit.]. A l’issue du jeu de rôle, un débriefing permet de décrire ce que les étudiants ont ressenti "à tel ou tel moment et de préciser pourquoi ils ont adopté tel ou tel comportement" [op. cit.]. Nos étudiants sont responsabilisés vis-à-vis de leurs décisions à travers la simulation, le débriefing à chaud et le retour d’expérience à froid, d’où une "expérience accélérée" [Mucchielli, 2008].

Ce jeu est conçu autour de deux séances positionnées en début de module, comprenant six phases bien distinctes mais complémentaires : (1) découverte des objectifs et de l’environnement du jeu, (2) constitution de l’équipe, des identités et de la situation de départ, (3) lancement de la simulation (une équipe face à un ordinateur), actions et prises de décisions individuelles et collectives, (4) débriefing "à chaud" oral, (5) retour d’expérience "à froid", (6) introspection individuelle à l’écrit.
Le pont entre la théorie et la pratique est réalisé lors du débriefing, du retour d’expérience et par la suite dans les cours constituant le module.

IV. BILAN & PERSPECTIVES

Cette simulation a été proposée à cinq reprises auprès d’un total de 110 étudiants. Contrairement aux études de cas, ce dispositif permet aux enseignants d’observer les comportements et attitudes personnelles des étudiants puisqu’ils sont plongés dans la situation et plus seulement amenés à parler et approcher le cas intellectuellement, et de développer des interactions soutenues et privilégiées avec les étudiants.

Au-delà des observations, les conclusions ont été confirmées et en parties affinées à travers le débriefing avec les étudiants, à la fois oral et écrit. Ces derniers ont permis la verbalisation des étudiants sur l’expérience vécue et l’intérêt d’un tel dispositif.

L’introspection écrite comporte trois questions : Qu’avez-vous ressenti ? ; Comment avez-vous vécu cet évènement ? ; Qu’avez-vous appris lors de la simulation ?

L’analyse des réponses dégage les éléments suivants. Cette mise en situation permet aux étudiants de se confronter de manière "directe" et "sensible" à une situation de crise, et d’être réellement acteurs de la situation. Ils comprennent plus finement les enjeux humains et sociaux relatifs aux situations à risques, ainsi que la nature des connaissances et compétences "clés" dans leur gestion individuelle ou collective.

Sprintfield amène les étudiants à mobiliser et à combiner des ressources externes telles que leur fiche personnelle et les règles du jeu, et des ressources internes telles que les méthodologies d’analyse d’évènement, leurs connaissances sur les facteurs humains et organisationnels et celles propres à leur spécialité.

Les observations et discussions avec les étudiants montrent que chaque action de jeu de Sprintfield tend au développement d’une compétence intra- ou inter-personnelle.

  • S’engager dans une équipe vis-à-vis des autres et de la situation

Le premier élément de succès tient au fort engagement des étudiants dans l’activité pédagogique. Tous sans exception se sont impliqués avec sérieux et enthousiasme, et ce durant l’ensemble des phases du jeu.
"Grâce à Sprintfield, on rentre directement dans le vif du sujet", "Nous sommes acteurs plutôt que spectateurs".
Les étudiants ont pu mesurer l’exigence des situations à risques, en explicitant par exemple qu’une "situation de crise demande de plus s’investir", ainsi que la nature collective de l’expérience, qui "implique tous les participants".

  • Interagir en équipe de manière respectueuse en situation critique

Cette simulation permet aux étudiants de mesurer l’importance de maintenir une cohésion et une communication soutenue au sein de l’équipe en situation de crise.
"Je ne me sentais pas assez experte pour prendre des décisions, je demandais systématiquement leur avis aux 3 autres membres du groupe".
Les étudiants prennent conscience du besoin de construire entre eux des interactions de qualité, respectueuses, ainsi qu’une organisation, même minimale.
"L’exercice permet de créer un diagnostic et de comprendre le rôle de la communication au sein d’une équipe" et "l’importance d’une hiérarchie claire."
La simulation montre l’importance, pour gérer une crise, de se donner collectivement des points d’appui, en rappelant notamment la structure des rôles.

  • Maintenir un esprit de vigilance (malgré l’alternance de stress et d’ennui)

L’observation et le débriefing montrent que les comportements individuels et collectifs des étudiants évoluent au fil du jeu. Ils ressentent généralement un stress important au début lié à la pression temporelle et ont tendance à se précipiter.
"Je me suis sentie dépassée par les évènements ayant à combiner maitrise de l’outil, connaissances générales et propres au rôle attribué".
Ils font état de sentiments de frustration et d’impuissance, liés à la méconnaissance du système et à l’impossibilité de le contrôler totalement, ce qui peut induire un comportement passif. Ceci est cohérent avec des situations réelles : les étudiants perçoivent l’influence de la panique sur la prise de décision et la coopération.
"C’est un peu frustrant au départ, il y a beaucoup de message d’alertes, un chrono qui tourne, peu de temps pour comprendre ce qu’il se passe, beaucoup de documentations, on se sent un peu perdu" ;
Petit à petit, ils mesurent mieux le fonctionnement technique et organisationnel et s’habituent au rythme de la simulation (alternance de phases de stress et d’ennui). Leur stress diminue, ce qui améliore la construction des diagnostics. Certains font mieux usage du temps mis à leur disposition pour s’organiser, en profitant des phases plus calmes pour analyser les données à disposition et échanger ensemble.
On observe un lien fort entre les capacités des étudiants à coopérer et à maîtriser la situation. Lorsque des membres de l’équipe se désengagent (en confiant par exemple toute la responsabilité au chef), la gestion de la situation s’avère difficile.

  • Esprit critique, capacité de remise en question et de prise de recul

Face à la dégradation de la situation, les étudiants adoptent des attitudes variées. Certains ont tendance à se réfugier derrière les règlements et la documentation et ont souvent des difficultés à qualifier précisément la situation dans laquelle ils se trouvent, ce qui nuit à la construction des diagnostics. D’autres prennent conscience de l’importance de mettre en doute informations techniques et / ou humaines, bien que cela induise chez eux une perte de repères qui influe fortement sur leur capacité d’analyse et d’action. On observe également que certaines équipes prennent des notes facilitant leur prise de recul. En situation de crise, les étudiants sont pas à pas amenés à modifier leur comportement, en n’étant ni trop confiant, ni trop prudent.

  • Analyse complexe et complète d’une situation vécue

Cette simulation permet de montrer les limites de l’anticipation et de modes d’action routiniers et procéduraux. L’analyse vise à qualifier plus finement le problème, remettre en cause les raisonnements naïfs ou simplistes et les jugements initiaux, valider ou non les hypothèses formulées, et agir en prenant des initiatives.
Les étudiants prennent conscience des biais décisionnels, en particulier du biais de reconstruction a posteriori. En situation, il est ardu de définir la bonne solution car on ne connaît la conséquence des actes qu’une fois la tâche effectuée. Les étudiants sont amenés à être vigilants sur ce point, surtout à travers la construction du REX.
Ils prennent aussi davantage conscience des informations pertinentes ou non et de l’importance du caractère collectif de l’analyse ("Il faut aller à l’essentiel tout en prenant le temps de réfléchir, de confronter les opinions").

Une des grandes sources de satisfaction de ce dispositif est qu’il permet aux étudiants de développer des compétences centrales dans la gestion de situations à risques selon des chercheurs en sociologie ou en gestion (sensibilité aux opérations, vigilance, non-simplification / doutes, interactions respectueuses, engagement). Le débriefing entre étudiants et enseignants est l’occasion de faire des liens entre théorie et pratique en rappelant des éléments observés ou évoqués par les étudiants et d’y apporter des réponses sous l’éclairage des théories. L’objectif initial était d’amener les étudiants à prendre conscience de l’influence des processus cognitifs et organisationnels sur la sécurité. Les observations et les débriefings ont confirmé que cet objectif était en partie atteint.

V. CONCLUSION

Notre outil de simulation est volontairement une maquette moins réaliste que les simulateurs techniques car notre objectif premier est de former aux aspects organisationnels et humains. Sprintfield met l’accent sur les interactions et dynamiques de groupes et participe au développement de compétences intra et inter-personnelles. Il donne davantage de sens au cours, en améliorant le lien pratique-théorie et en renforçant la relation enseignants-étudiants. Pour autant, ce dispositif innovant ne prend son sens qu’au regard d’un cours complet : il constitue un support à la théorie, et au développement de savoirs non pas purement théoriques, mais "pratiques" et "expérientiels".

Ce dispositif pourrait toutefois gagner en efficacité en diversifiant les scénarios et en améliorant la grille d’observation sur les plans qualitatif et quantitatif. Un temps de préparation au rôle permettrait de mieux spécifier chaque rôle organisationnel.

Finalement, les premières expérimentations tendent à montrer que les étudiants seront moins déstabilisés dans leur vie professionnelle en cas de situation dégradée, car plus conscients des forces et limites des décisions et travail collectifs, et des attitudes et méthodes appropriées à ce type de situations.

REFERENCES

Mucchielli, R. (2008). Méthode actives dans la pédagogie des adultes. Issy-les-Moulineaux : ESF éd.

Prégent, R. (1990). La préparation d’un cours. Montréal : Editions de l’Ecole Polytechnique de Montréal.

Legendre, R. (2005). Dictionnaire actuel de l’éducation. Montréal : Guérin.

Van Stappen, Y. (1989). "La méthode des cas". Revue Pédagogie collégiale, vol.3, n°2, pp16-18.

Chamberland, G., L. Lavoie, D. Marquis (1995). 20 formules pédagogiques. Québec : Presses de l’Université du Québec.

Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

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