Innovation Pédagogique et transition
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Gestion de groupes multilingues dans un enseignement scientifique

GESTION DE GROUPES MULTILINGUES DANS UN ENSEIGNEMENT SCIENTIFIQUE

Médiation inter-départements pour une réflexion sur la communication dans la pédagogie scientifique actuelle

Dans cet article, nous décrivons une stratégie pédagogique qui permet une intégration harmonieuse entre étudiants francophones et non francophones au sein d’un même enseignement scientifique donné en français. Cette démarche a été testée à Telecom Bretagne, où nous accueillons chaque année une forte proportion (>30%) d’étudiants non francophones (niveaux A2 ou B1 selon le référentiel d’évaluation européen des langues - European Language Evaluation Framework).

Mots-clés : Interculturalité, coopération, pédagogie, classe inversée.


André Le Saout1,2, Philippe Picouet1,2, Laurent Brisson1,2,3

1 Institut Telecom, Telecom Bretagne, Technopole Brest-Iroise, France
2 Université Européenne de Bretagne, France
3 UMR CNRS 6285 Lab-STICC

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Un article publié au VIIIe Colloque des Questions de Pédagogie dans l’Enseignement Supérieur, Brest, 17, 18 et 19 Juin 2015.

I. INTRODUCTION

Nous proposons une stratégie pédagogique visant une bonne intégration des étudiants non-francophones dans des formations scientifiques françaises. Face à un public maîtrisant diversement la langue française, la pédagogie classique (succession de cours, de TD et de TP) s’est révélée inefficace et perturbante, tant pour les étudiants que pour les enseignants. A titre expérimental, nous avons choisi d’associer enseignants scientifiques et enseignants de langues pour restructurer et accompagner un des enseignements concernés. La restructuration a permis d’éliminer les séances de cours magistraux au profit de travaux de groupes privilégiant différents types d’interaction tandis que l’accompagnement a permis de valoriser le travail des étudiants non francophones et d’équilibrer les contributions des uns et des autres.
Dans cet article, nous décrivons tout d’abord (Section 1) les problèmes rencontrés en pédagogie classique. Dans la section 2, nous présentons les différents composants de la démarche mise en œuvre puis, en section 3, nous faisons un rapide retour d’expérience en soulignant les difficultés rencontrées. Enfin, nous concluons et dressons quelques perspectives à ce travail.

II. CONSTAT

Telecom Bretagne accueille chaque année un pourcentage élevé (supérieur à 30%) d’étudiants non-francophones (Niveau A2 ou B1 du Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues). Malgré un accueil anticipé d’une quinzaine de jours où ils prennent des cours de français et découvrent la région, ils ont évidemment peu d’expérience de vie dans un milieu francophone. Au contraire, l’accueil anticipé rapproche les étrangers non francophones entre eux, et ils ne ressentent pas le besoin d’aller vers des étudiants francophones.
La plupart de ces étudiants sont amenés à suivre directement le cursus en français, dont les premiers cours ont été sélectionnés pour éviter de faire appel à des notions linguistiques trop avancées (on évite par exemple les cours en “Économie et Sciences Humaines”).
L’enseignement qui nous intéresse ici est un enseignement technique en “Bases de Données”, qui accueille à la fois des étudiants francophones de la filière d’ingénieurs généralistes recrutés sur concours et des étudiants non-francophones de différentes nationalités (principalement Brésil, Chine, Vietnam, Roumanie, Chili) qui sont admis sur dossier et viennent suivre à Telecom Bretagne un cursus de 2 ans.
Structuré sous la forme d’une succession de séances cours / TD / TP, suivi d’un projet d’une quinzaine d’heures, cet enseignement a fait apparaitre plusieurs difficultés.
Pendant les cours magistraux, les étudiants non francophones ne comprenaient pas ce que disait l’enseignant et ne pouvaient pas prendre de notes sur la copie papier des transparents qui leur était fournie. Le professeur avait beau essayer de ralentir son débit, de répéter son message sur plusieurs formes, sans succès. Quand un étudiant osait prendre la parole et poser une question, l’enseignant comprenait rarement la question et était incapable de s’assurer que sa réponse était comprise par l’étudiant. Quand cela se produisait en cours, les étudiants francophones s’impatientaient de ce rythme ralenti, et avaient tendance à associer difficultés linguistiques et niveau scientifique, déconsidérant in fine la valeur scientifique de ces étudiants.
Pendant les TD et TP, les étudiants avaient beaucoup de mal à déchiffrer les consignes qui leur étaient données. Il n’était pas envisageable d’envoyer au tableau un étudiant non francophone, car il ne pouvait expliquer ce qu’il faisait à ses collègues. Quand les étudiants se regroupaient pour une activité, ils évitaient généralement de se mélanger entre francophones et non francophones. Si les enseignants forçaient à la mixité des équipes, le travail s’organisait discrètement de la manière suivante : les francophones rédigeaient les documents (spécifications, rapports de projets) et laissaient tous les aspects techniques aux non-francophones.
L’analyse de cette situation a mis en évidence les problèmes de compréhension de la langue française, aussi bien écrite qu’orale, une insuffisance de normes culturelles et sociales communes ainsi que l’appréhension face aux échanges inter-culturels entre étudiants francophones et non francophones.

III. DEMARCHE GLOBALE

Notre démarche s’inscrit dans un contexte sociétal où, de plus en plus, les enseignants de l’enseignement supérieur, sélectionnés pour leur maîtrise des savoirs enseignés et peu formés à la pédagogie, sont déstabilisés par des évolutions brutales qui peuvent se résumer ainsi : adaptation aux nouvelles générations, ouverture sur le monde et à de nouveaux publics notamment. La nécessité de mettre au point de nouveaux outils adaptés à ces enjeux se fait de plus en plus pressante. Dans ce contexte, nous avons mené une réflexion entre enseignants issus de différentes disciplines (langue, informatique, …) visant à prendre en compte la diversité des étudiants afin de leur permettre un épanouissement en milieu multi-culturel. Nous avons mis en œuvre une approche à trois dimensions.

III.1 Ateliers de communication en environnement multi-culturel
Un enseignant du Département “Langues et Culture Internationale” propose des ateliers avec les étudiants non-francophones dans le but de développer leurs capacités à communiquer dans un environnement interculturel. Ces ateliers ont deux objectifs principaux. D’une part, ils dispensent un vocabulaire adapté à la fois aux cours scientifiques concernés et aux situations de communication pédagogique (projets, interventions). Pour cela, les enseignants scientifiques informent l’enseignant de langue des contenus et modalités pédagogiques des enseignements scientifiques. Pour illustrer, précisons que dans l’UV concernée, les exercices reposent souvent sur une modélisation de situations réelles, souvent inspirées de la structure française (le système de santé, par exemple). La terminologie que l’enseignant aborde avec les étudiants n’est donc pas tant une terminologie scientifique qu’une terminologie courante et des situations courantes auxquelles leur séjour en France les confronte. D’autre part, ces ateliers visent à favoriser l’intégration de l’étudiant dans le milieu multi-culturel de l’école en leur apprenant à communiquer et travailler ensemble. Cet élément est d’autant plus important que dans la deuxième dimension de notre stratégie, les enseignants scientifiques favoriseront le travail et les échanges en groupes (médiation étudiant/étudiant).
Une conséquence immédiate de cette première démarche est la capacité accrue des étudiants non-francophones à se tourner vers les enseignants (difficile au premier abord) et à formuler (oser formuler) leurs questions (médiation professeur/étudiant). Le fait qu’ils comprennent le sujet du TD ou du TP avant la séance dédiée permet de consacrer ce temps de présence aux problèmes scientifiques et techniques plutôt qu’aux problèmes de compréhension du sujet.

III.2 Phénomènes multi-culturels au cœur de l’enseignement scientifique
Les enseignants scientifiques prennent en compte les aspects multi-culturels en travaillant sur deux axes : clarifier les informations transmises par les enseignants aux étudiants (médiation professeur/étudiant) et favoriser le travail en groupe (médiation étudiant/étudiant).
Le travail de clarification passe tout d’abord par l’explicitation des critères d’évaluation d’examens en fonction de l’avancement du contenu pédagogique. Pour cela, la méthode dite des « Rubrics » basée sur des grilles d’évaluations critériées est utilisée [Stevens, D. & Levi, A. (2005)]. Dans un deuxième temps, les cours magistraux ont été supprimés au bénéfice d’une pédagogie inversée basée sur un document de référence rédigé en français, constitué des transparents qui étaient précédemment présentés avec les commentaires associés.
Pour favoriser les interactions entre étudiants, les enseignants gèrent la mobilité des étudiants au sein des groupes et développent une pédagogie basée sur le groupe pour faciliter la résolution d’un grand nombre de situations de communication entre étudiants. Le principe est de donner aux étudiants la liberté de former leurs propres groupes au début d’une activité, puis dans un deuxième temps, d’aller valoriser sa production dans un autre groupe. Assez souvent, les étudiants se regroupent par communauté de langues en début de séance, et ce fonctionnement est assez adapté à cette étape de la séance où une production leur est demandée, d’autant qu’ils ont pu préparer le sujet au cours des séances d‘atelier précédentes. Ils ont ensuite du temps pour préparer l’étape de communication qui va suivre. Quand les étudiants changent de groupe, ils ont déjà préparé leur communication et sont donc plus à l’aise pour s’adresser à des francophones qui découvrent de ce fait des étudiants qui ont moins de difficultés à s’exprimer, et qui ont souvent produit un travail de qualité.

III.3 Échanges réguliers et structurés entre enseignants
Dans le cadre d’échanges réguliers, les enseignants (de langues et scientifiques) collaborent afin d’améliorer les documents de cours et les examens sans altérer le contenu académique (médiation professeur/professeur). Une relecture d’un grand nombre de documents de cours (TP, TD, examens) a permis de mettre en évidence différentes catégories de termes ou expressions inappropriés ou incompréhensibles pour un public non francophone :

  1. Expressions idiomatiques : “sortir des sentiers battus”, “dans la foulée de”
  2. Tournures lexicales : “au regard des réponses”, “veillez à y faire figurer”
  3. Approche interculturelle : “vous êtes dans le 75”
  4. Terme familier : “boulot”, “bachoter”
  5. Apocope officialisé : “les stats”, “le lab”, “l’élec”
  6. L’incompatibilité interculturelle : “le téléphone arabe”, “c’est du chinois”

Au-delà de relectures et de modifications des documents académiques, différents points peuvent également être signalés pour une nouvelle approche de l’enseignement : qualité des documents remis, calligraphie, oralité, écoute, respect de la différence, utilisation approprié d’outils numériques (moodle, glossaires, etc.).
Suite à la mise en place de ce dispositif, nous avons pu constater que nos échanges ont ouvert une nouvelle porte dans les relations inter-départements, renforcé la cohésion et le travail d’équipe des enseignants tout en respectant les étudiants dans leur diversité, quelle que soit leur origine.

IV. RETOUR D’EXPERIENCE

Les résultats de cette nouvelle organisation de travail ont été évalués suite à l’utilisation de questionnaires « quantitatifs » adressés aux étudiants d’une part, des réunions « qualitatives » d’autre part. Les résultats de ces deux enquêtes soulignent de façon explicite l’amélioration de leur capacité d’intégration et d’interaction dans l’école, et leur motivation dans la poursuite de leurs études.
De leur côté, les enseignants observent une toute nouvelle dynamique dans les salles de cours, un fort développement de l’autonomie chez les étudiants internationaux et une acceptation de la multi culturalité chez les étudiants francophones.
Depuis 2013, cette approche s’est étendue à de nouveaux cours, selon des modalités plus ou moins complètes : relecture et/ou correction des slides et polycopiés, préparation des textes de TD et de contrôle, etc.
Un préalable à cette démarche est de justifier, vis-à-vis des enseignants, le choix stratégique de l’établissement d’accepter des étudiants à faible niveau de français. face à des enseignants qui réclamer une plus grande sélectivité concernant le niveau de langue des étudiants étrangers, il faut expliciter les raisons de ce choix : identifier des futurs collaborateurs, faire connaître la culture française, préparer nos étudiants français ou francophones à évoluer dans un univers international, etc.
La deuxième étape est d’expliquer que l’institution est consciente des difficultés générées par ce choix, et qu’elle est disposée à aider les enseignants dans leur travail, plutôt que de les laisser seuls dans ces situations nouvelles. L’institution doit se montrer ouverte aux expérimentations pédagogiques mais ne peut l’exiger. C’est pourquoi elle doit offrir des outils relativement simples à mettre en œuvre, et des guides pour les mettre en œuvre.
La troisième étape est de montrer que les solutions proposées peuvent être mise en place progressivement. La préparation des séances en travaillant sur les tournures de phrases est le plus acceptable pour démarrer. Elle permet de développer une relation de confiance avec l’équipe de langues, et d’aller plus loin au fil des ans.
Il est à noter que les étudiants réagissent extrêmement positivement à ce travail de décloisonnement des matières. La situation est plus difficile dans la correction des textes rédigés par les enseignants scientifiques. Au-delà de la substitution d’une expression par une autre, plus compréhensible, certains enseignants aiment cet exercice de rédaction et prennent plaisir à utiliser un niveau de langue élevé, incompatible avec la compréhension par des étudiants non francophones.

V. CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES

Dans un contexte interculturel, les enseignants ont détecté de gros problèmes dans l’ancienne mouture pédagogique (Cours / Travaux Dirigés / Travaux Pratiques) : partage inégal des tâches entre étudiants, communautarisme, phénomènes d’introversion, problèmes relationnels entre étudiants, et globalement un fort ralentissement de la classe du fait des problèmes linguistiques rencontrés.
Nous avons mis en place une démarche reposant sur trois dimensions : organisation d’ateliers pour communiquer en environnement multi-culturel, prise en compte des aspects multi-culturels au cœur de l’enseignement scientifique et échanges réguliers et structurés entre les enseignants scientifiques et de langues.
Ce dispositif a reçu un accueil très positif, à la fois de la part des étudiants non-francophones et francophones, et des enseignants qui ont trouvé une réponse aux problèmes rencontrés et apprécient la nouvelle dynamique de leurs classes.

REFERENCES

Brisson L., Picouet P. (2011) Étudiants et enseignants face à l’approche par compétences. Edition du colloque "Questions de pédagogie dans l’enseignement supérieur", Angers, France : pp. 779-786.

Carroll, J., Ryan, J. eds (2005). Internationalisation of the Curriculum. Teaching and learning. Dans Teaching International Students Improving Learning for All. London : Routledge.

Gourvès-Hayward, A., Morace, C. (2010). The challenges of globalization in French Engineering and Management Schools : a multi-perspectivist model for intercultural learning. Dans International Journal of Intercultural Relations 34, 303-3103.

Gourvès-Hayward, A., Morace, C. (2011). Intercultural Competences through Mediated learning. Dans Teaching Strategies. Nova Science Publisher.

Le Saout, A., Sintes, C. Accueil des étudiants non-francophones pour une intégration linguistique, interculturelle et scientifique. Actes du Congrès UPLEGESS, Lyon ; mai, 2014.

Stevens, D., Levi, A. (2005). Introduction to Rubrics : an assessment tool to save grading time, convey effective feedback, and promote student learning. Stylus publishing LLC.

Licence : CC by-sa

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