Innovation Pédagogique et transition
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Innovation pédagogique ou acceleration temporelle ?

21 octobre 2015 par Gilles Jacovetti Retours d’expériences 1568 visites 0 commentaire
Après avoir rappelé une typologie de l’introduction de l’innovation pédagogique dans nos institutions, l’auteur interprète les appels incessants à l’innovation à la lumière de la théorie critique de l’accélération pour montrer que l’innovation devient immanence à l’heure de la modernité tardive.

Mots-clés : Innovation, accélération, théorie critique, herméneutique.

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Olivier Reynet

ENSTA Bretagne - CRF CNAM (EA 1410), Brest, France


Un article publié au VIIIe Colloque des Questions de Pédagogie dans l’Enseignement Supérieur, Brest, 17, 18 et 19 Juin 2015.

I. INTRODUCTION

Pourquoi innover en pédagogie et en particulier dans l’enseignement supérieur ? Cette question apparaît judicieusement posée aux enseignants chercheurs et à nos institutions. Comme une pause au cœur des agendas de chacun, surchargés et déterminés des mois à l’avance, ou un point d’arrêt aux rhétoriques creuses qui guident nos institutions vers l’excellence [Büttgen, 2012 ; Hubert, 2012], cette question est un luxe qui nous permet de faire taire un instant la logorrhée innovationnelle, pour nous concentrer sur la finalité de l’innovation pédagogique.
L’innovation tente d’échapper à la définition, tant les glissements sémantiques de ce terme sont nombreux. Elle peut recouvrir tout ce qui présente un caractère de nouveauté, mais également l’idée de faire quelque chose en premier. L’innovation en économie peut concerner un produit ou un procédé et fait référence à un marché [Co-operation et Development, 2005]. Enfin, il peut s’agir d’un changement systémique radical dans une société ou une organisation. Mais, de quelle innovation pédagogique nos institutions sont-elles si soucieuses ? Lorsqu’elles lorgnent sur les MOOC, faut-il comprendre qu’elles veulent changer de paradigme pédagogique, économique ou qu’elles veulent imprimer leur marque au fronton de la modernité numérique ? Force est de constater que toutes ces innovations s’entremêlent, permettant ainsi à chacun d’y trouver un sens direct, instantané et parfois rassurant.
Cependant, ces définitions ne permettent pas de saisir le sens de profond des injonctions à innover : désignée comme clé de la croissance économique, l’innovation se décline à tous les niveaux de l’entreprise, de la société et de l’état, pour achever sa course aux fondements même du système : l’éducation. La création récente du statut d’étudiant entrepreneur [MESR, 2014b] en France démontre bien à quel point l’innovation s’établit désormais comme une culture incorporée à l’enseignement supérieur. En plus de ce nouveau statut, le plan d’action proposé par le gouvernement français « repose sur […] la généralisation des formations à l’entrepreneuriat et à l’innovation pour les étudiants » [MESR, 2014a]. « Ces étudiants, qui sont au contact de la recherche, sont par ailleurs également plus à même de créer des entreprises innovantes, qui ouvriront de nouveaux marchés, et apporteront à notre société les produits et services de demain générateurs de progrès pour tous. » [MESR, 2014a] D’autres exemples montrent que l’innovation au service du progrès, mais surtout au service de la croissance économique, semble, en apparence au moins, être la cause majeure de ces incitations à innover dans nos formations.
Si la question du comment innover en pédagogie fait l’objet de réponses parfois divergentes, il faut néanmoins admettre qu’elle suscite un large écho dans la communauté de l’enseignement supérieur, en témoigne le succès des différentes éditions du colloque Question de Pédagogie dans l’Enseignement Supérieur. Il n’en est pas de même avec le pourquoi, qui demeure souvent à l’abri du questionnement, sans raisons nécessairement apparentes. Cet article est une tentative d’interprétation de ce phénomène. L’hypothèse de l’auteur s’appuie sur la nature temporelle de l’innovation en tant que processus pour montrer qu’il est possible de dégager des raisons à l’innovation au travers une posture réflexive face au concept de temps présent.
Dans un premier temps, l’auteur fait appel à la typologie de l’introduction de l’innovation pédagogique développée par Francis Imbert [Imbert, 1986] pour illustrer comment les mécanismes institutionnels rendent l’innovation à la fois inachevée et inachevable, faute de faire exister un temps présent commun nécessaire à l’innovation concrète. Dans un deuxième temps, l’auteur montre que ce mouvement progressiste, suite à une contraction du présent, devient immanence, en s’appuyant sur la théorie critique de l’accélération d’Hartmut Rosa [Rosa et Chapoutot, 2013].

II. TYPOLOGIE DE L’INTRODUCTION DE L’INNOVATION PEDAGOGIQUE

La première partie de cet article se concentre sur la manière dont nos institutions appréhendent l’innovation pédagogique, d’un point de vue organisationnel afin de mieux en cerner l’origine. Elle s’appuie sur le travail de Francis Imbert [Imbert, 1986] qui définit une typologie de l’introduction de l’innovation pédagogique dans nos institutions. Celui-ci observe que « l’introduction d’un élément novateur dans un système pédagogique donné a pour effet soit une simple juxtaposition, par manque de cohérence explicite du système ; soit un rejet pur et simple par excès de fermeture du système ; soit une transformation du système. »
II.1 Innover par juxtaposition
Les systèmes pratiquant la juxtaposition sont ouverts à l’innovation, mais la perspective institutionnelle est occultée. De nombreux exemples illustrent ce phénomène de juxtaposition [Albero, 2011], notamment dans le domaine de l’innovation techno-pédagogique. L’introduction des Learning Management Systems (LMS) de type Moodle dans l’enseignement supérieur français a démontré sa capacité d’ouverture à l’innovation, car la majorité des établissements l’utilise aujourd’hui quotidiennement. Aucune révolution pédagogique n’a été engendrée par ces LMS, qui promettaient pourtant de révolutionner les pratiques. La raison est simple : cet outil a été juxtaposé à nos dispositifs pédagogiques déjà en place. Cette juxtaposition ne remettant nullement en cause nos pratiques pédagogiques, ces LMS sont utilisés par la plupart des enseignants chercheurs comme des Content Management Systems (CMS), c’est à dire des outils pour déposer et gérer un contenu. L’innovation pédagogique n’a quasiment pas émergé des salles de cours, alors même que ces plates-formes proposent des outils pour appuyer des pratiques socioconstructivistes très novatrices (écriture collaborative, ateliers en pairs, forums, auto-évaluations, portfolio…). Comme le note Francis Imbert, « ainsi, l’ouverture à de nouvelles techniques, l’adoption sans réserves d’éléments nouveaux, peuvent-elles traduire la quête anxieuse de moyens propres à donner le change, à se trouver absous à bon compte d’une inertie peu présentable, d’un refus, peu avouable, de toute évolution. » Quelle que soit l’innovation proposée, celle-ci est donc acceptée et parfois encouragée sans que le sens de celle-ci n’interroge le système. Mais, peut-on réellement innover sans rencontrer d’obstacles, sans modifier le système en place ? Le changement n’a-t-il pas un prix, la création d’une réalité autre ?
II.2 Innover par la totalité militante
Un deuxième type d’introduction de l’innovation pédagogique, l’inverse du précédent, est caractérisé par un système centré sur ses objectifs, rigoureux dans ses pratiques et parfaitement cohérent dans les moyens mis en œuvre. Ce type est désigné par Francis Imbert sous le terme totalité militante. « En réalité, si le premier type [, la juxtaposition,] s’ouvre pour mieux se soustraire à tout devenir-autre,[…] le second atteint le même but en se fermant avec soin. […] Seuls les moyens diffèrent ». L’introduction d’une innovation par ce système est analysée, planifiée et mise en œuvre dans le but de transformer l’institution sans retour en arrière possible. La vulnérabilité de ce type d’innovation pédagogique réside dans le fait qu’elle s’érige elle-même en une nouvelle totalité et ne laisse guère de place à l’imprévu, à l’inconnu, qui pourrait surgir et la questionner. Sa rigueur rationnelle refoule souvent les héritages utiles des pratiques antérieures. De nombreux exemples illustrent ce genre d’innovations pédagogiques, comme la réforme des mathématiques modernes [Chevallard, 1985] au début des années 1970, approche considérée aujourd’hui comme excessivement abstraite et fortement inspirée par les « bourbakistes ».
II.3 Le temps de l’inachevé
Ces deux types d’introduction de l’innovation pédagogique amènent logiquement à un troisième qui « se produit lorsque l’introduction de l’élément autre, plutôt que d’un « oubli » des liens avec la totalité d’origine, s’accompagne du projet d’introduire au cœur de la totalité d’accueil la pleine charge de sens qui lui est propre. » [Imbert, 1986] À cette condition, le système n’est ni condamné à rejouer la même histoire (juxtaposition) ni sujet à rejeter les éléments autres qui pourrait lui être utile (totalité militante). Les obstacles, les résistances et les conflits sont entendus et travaillés car ils sont à l’origine de l’innovation et de la création du sens.
Si l’on souhaite voir émerger des processus de transformation, il faut les inscrire dans une temporalité qui doit réserver une place à l’auto-développement. Ce temps est désigné par le terme « temps de l’inachèvement » et désigne un temps présent au cours duquel l’élément autre innovant est repéré, analysé et compris par le système, « libérant dès lors un processus de transformation ». Le temps de l’inachevé apparaît alors comme l’élément clé permettant d’interpréter et de réaliser l’innovation pédagogique.
Dans un article précédent, l’auteur suggérait de développer un apprentissage système à l’image de l’ingénierie système, et d’utiliser les modèles de capabilité standards issus des normes comme ISO/CEI 15504 afin d’évaluer la maturité des institutions par rapport à leur développement [Reynet, 2013]. Ces modèles forment un ensemble de bonnes pratiques qu’il faut mettre en place, dans le temps de l’inachevé. Mais, notre environnement en mouvement permet-il l’existence de ce temps ? Même si de nombreux processus qualités rationalisent nos pratiques institutionnelles et notamment celle de l’innovation, force est de constater que, de l’expression écrite d’un processus à son exercice, « le chemin est long du projet à la chose » [Molière, 2011].

Fig. 1 : Spirale de l’accélération d’après Hartmut Rosa [Rosa et Renault, 2010]

III. ACCELERATION DE L’INNOVATION PEDAGOGIQUE

Des siècles plus tard et en écho à Héraclite, il semble que « tout s’écoule », de plus en plus vite. Nous vivons actuellement une période d’accélération sociale qu’Hartmut Rosa [Rosa et Renault, 2010] qualifie de modernité tardive et dont il décrit la mécanique sous la forme d’une spirale auto-alimentée (cf. figure 1). Ce mouvement, circulaire et exponentiel, est produit par des forces motrices clairement identifiées qui nous propulsent selon plusieurs dimensions : l’accélération technique, l’accélération du changement social et l’accélération du rythme de vie. Cette section examine l’innovation pédagogique à la lumière de ces trois forces, dans le but de préciser la nature des mouvements qui animent l’enseignement supérieur dans le temps.
III.1 Accélération technique
La dimension la plus évidente à analyser est celle de l’accélération technique. Nombreux sont les auteurs qui constatent les bouleversements techno-pédagogiques que notre époque de révolution informationnelle inflige aux institutions et à nos pratiques éducatives. Michel Serres affiche par exemple un certain optimisme envers petite poucette [Serres, 2012], cette étudiante hominescente qui fait table rase de ses appartenances et de ses collectifs passés et s’appuie sur un individualisme ouvert, virtuel et connecté pour apprendre. Pierre Levy nous décrit d’une façon plus précise un « Homo Informaticus » [Lévy, 2010] en mettant en avant ses capacités stigmergiques à collaborer. Ces deux visions vertigineuses aboutissent à un monde où nos institutions, dans un mouvement de transformation salutaire ou désespéré, tente d’absorber la modernité en se redéfinissant virtuellement dans un cyber-espace dont les finalités restent souvent indéterminées à l’échelle globale.
Les travaux de synthèse de Laure Endrizzi sur le numérique dans l’enseignement supérieur [Endrizzi, Laure, 2012] montrent bien l’ampleur de l’enjeu pour nos institutions qui s’imposent l’incorporation de la technologie à un rythme saccadé : l’accélération technique n’est pas linéaire. Depuis le début du siècle, l’accent a été successivement mis sur les environnements numériques de travail (ENT), la mobilité et la ludification. Depuis 2010, les MOOCs engendrent une nouvelle vague d’accélération technologique [Engel, 2014], d’autant plus forte qu’elle est relayée par les états dont la France via la plateforme FUN. Même s’il est peut être exagéré de parler d’innovation pédagogique dans le cas des MOOC [Boullier, 2014], ce mouvement engendre des vagues de financement qui déferlent sur les enseignants dans un vacarme d’injonction à innover dans les pratiques, l’investissement institutionnel auto-justifiant a posteriori souvent l’injonction.
III.2 Accélération du changement social
Une autre dimension accélératrice est présente au cœur de l’innovation pédagogique : celle de l’accélération du changement social. Plusieurs phénomènes illustrent dans nos sociétés et nos institutions ce concept, qui peut être interprété à travers la contraction du présent [Lübbe, 2003 ; Rosa et Chapoutot, 2013] : « Le présent se définit comme un segment temporel caractérisé par la durée et la stabilité et dans lequel le champ d’expérience et l’horizon d’attente se confondent. » Or, à notre époque, les horizons sont instables et brefs, et ils ne coïncident plus avec notre expérience. Nos choix se fondent donc sur une matière mouvante, constituée par une reconstruction constante de nos expériences et une remise en question de nos attentes.
L’étude de l’évolution de la relation à la formation permet d’illustrer cette accélération due à la contraction du présent. À l’époque de la modernité naissante, les formations demeurent souvent intergénérationnelles, c’est à dire que les enfants exercent les métiers que leurs parents leurs transmettent directement ou indirectement. L’horizon, tout comme la formation, est stable et immuable : les paysans ou les artisans se succédant la plupart du temps de père en fils. À l’époque de la modernité classique, un premier schisme apparaît entre l’horizon et l’expérience : la formation initiale devient un gage de changement de condition sociale pour une vie entière. Les horizons des générations se succèdent, mais ne se ressemblent plus. De nouveaux métiers apparaissent ; les expériences et les formations sont générationnelles. À l’époque de la modernité tardive, les frontières s’estompent entre étudiants, parents, employés, entrepreneurs, chômeurs ou retraités. D’une formation initiale générationnelle et garante d’une certaine sécurité de l’emploi, nous sommes passés à une formation toute au long de la vie intra-générationnelle. Actuellement, on observe un mouvement d’auto-formation constante, qui est rendu possible par la formation à distance. La formation sert en effet à rester opérationnel, à rester à flot sur l’océan informationnel, tout autant qu’à changer de voie. Il y a donc accélération du changement de la relation à la formation, qui, après être devenue un produit de consommation à durée de vie limitée, constitue de plus en plus le moteur même de l’activité. Cette accélération induit un stress sur les institutions et les individus. La principale conséquence de ce stress se traduit, du côté institutionnel, par une injonction à l’innovation en termes de contenus de formation et en termes de méthodes pédagogiques. Du côté des apprenants, le taux d’abandon dans les MOOCs est la manifestation la plus évidente de la contraction du présent : partagés entre la nécessité de se former constamment et l’incapacité à concilier leur activité et ce cours en ligne, ils choisissent formellement les deux, l’inscription et l’abandon par la suite.
Un second phénomène caractéristique de l’accélération du changement social est l’évolution des institutions de formation et de recherche. Les universités et les écoles d’ingénieurs sont de vieilles institutions qui n’ont cessé d’évoluer. À l’époque des premières universités européennes, la théologie et le droit canon formaient le principal socle des formations. Le champ de l’expérience de l’étudiant s’agrandissait lors de l’étude des textes de référence sans profondément modifier ni remettre en cause un horizon figé correspondant à ces textes. À l’époque de la modernité classique, la culture des universités était souvent forte et stable, tant au niveau des domaines de formation et de recherche que dans leurs pratiques. Par exemple, les écoles de pensée s’attachaient souvent à des lieux précis, villes ou universités. De fortes traditions disciplinaires habitaient les lieux. Actuellement, il semble qu’elles s’estompent au gré des mutations successives. Le nombre de fusions d’établissement de l’enseignement supérieur français ces dernières années suffit à asseoir ce propos. Cependant, on peut également affirmer que l’ensemble des écoles d’ingénieurs et la plupart des départements universitaires sont entrés dans une phase de réforme continue accompagnée d’une évaluation périodique à court terme. Certains étudiants intègrent une institution qui disparaît et se transforme en une autre avant la fin de leur étude. Aujourd’hui, l’institution ne représente plus un élément stable du paysage. La culture institutionnelle se dilue dans l’océan marketing du marché de l’éducation. L’expérience institutionnelle devient donc une expérience individuelle instable, à la fois pour l’apprenant et pour l’enseignant. Mais cette expérience en apparence unique semble en même temps globale, puisque nos institutions s’inscrivent progressivement toutes dans des référentiels de compétences similaires [Crawley, 2002] et dans des structures identiques et normées : les contenus, les méthodes et mêmes les acteurs s’uniformisent. Pour l’apprenant, il s’agit donc de dégager de cet immense marché, une expérience individuelle, à la fois globale et sans horizon stable.
III.3 Accélération du rythme de la vie
La dernière force motrice de la spirale de l’accélération est l’accélération du rythme de la vie. Hartmut Rosa la définit par « l’augmentation du nombre d’épisodes d’action ou d’expérience par unité de temps »[Rosa et Renault, 2010] et il la synthétise en explicitant les paradoxes de l’expérience du temps. Cette accélération transforme nos capacités à agir, mémoriser et à éprouver, modifiant ainsi notre essence [Stiegler et al., 2014]. Malgré les promesses de la technologie, l’accroissement du rythme de la vie ne libère pas paradoxalement de temps libre pour les acteurs de l’enseignement supérieur, tout simplement car les évènements s’enchaînent plus vite. Ce phénomène peut être observé empiriquement en ouvrant simplement la porte d’un laboratoire et en notant l’enchaînement, le chevauchement et parfois la simultanéité des activités des étudiants et des enseignants chercheurs. Chacun peut en faire l’expérience et l’activité professionnelle face à un écran (téléphone, tablette, ordinateur) mérite à ce titre une attention particulière. En effet, ce medium ubiquitaire occupe une place immense dans nos institutions et se retrouve souvent décontextualisée : « […] ce qui se passe à l’écran n’a aucune relation avec nos expériences habituelles, nos humeurs, nos besoins ou nos désirs, cela reste sans effet sur eux et se produit, sur l’arrière-plan (narratif) de notre vie, presque totalement « hors contexte », hors situation et ne peut donc pas être transformé en éléments d’expérience de notre propre identité ou de notre existence. Il s’agit là d’histoires étrangères sans lien intime avec ce que nous faisons avant ou après, avec ce que nous sommes ou ce que nous croyons être, c’est pourquoi elles ne « laissent aucune trace » ». [Rosa et Renault, 2010]
Cette accélération ne laisse pas indemne les processus d’apprentissage si précieux à nos institutions et modifie la finalité de nos formations car sans traces en mémoire, comment construire un honnête homme ou un citoyen ? Elle explique également en partie l’attitude des étudiants relevée quand on les interroge sur l’usage des technologies en formation [Endrizzi, Laure, 2013] : « […] ils expriment certaines réticences à l’égard de méthodes trop innovantes, trop expérimentales et dont la valeur ajoutée ne leur apparaît pas évidente. La qualité est ailleurs, dans la cohérence interne du cours (articulation cours et travaux dirigés, pertinence des supports, etc.) et dans l’expérience vécue en classe. » Encore faut-il que l’on vive cette expérience dans le présent et ensemble, afin de la rendre authentique.
III.4 Combinaison des accélérations
Les trois forces motrices décrites précédemment interagissent et s’auto-aliment : l’accélération du rythme de la vie suscite une attente technologique de plus en plus forte, afin de pouvoir répondre à toutes les sollicitations. Les nouvelles technologies modifient en profondeur les métiers d’enseignant et de chercheur et les institutions chancellent en tentant d’absorber les mutations successives nécessaires et parfois subies. Les mutations institutionnelles multiplient à leur tour le rythme des évènements, imposant un rythme nouveau et plus rapide à leurs acteurs, notamment par le mécanisme des appels à projets multiples et souvent non coordonnés. Paradoxalement, plus les institutions se transforment, plus elles s’uniformisent, notamment à cause de l’accélération technique qui favorise la diffusion et la réappropriation du savoir mais aussi à cause de la mobilité croissante des personnels de l’enseignement supérieur. Il s’en suit logiquement un emballement du discours officiel qui s’épuise à vouloir se démarquer de la concurrence, à laquelle les institutions s’acharnent simultanément à ressembler…
Du point de vue des acteurs, cette accélération de l’innovation pédagogique aboutit à un immobilisme néostatique, à l’image des puffers des automates cellulaires [Gardner, 1970] qui avancent sans but dans l’espace en restant similaires et en laissant de vagues débris derrière eux. Cet immobilisme n’est pas synonyme de permanence, car ce qui est permanent est stable et constant. Or, à bien observer le fonctionnement de l’innovation pédagogique au cœur de nos institutions, on se rend compte que celle-ci n’est ni stable, ni constante et qu’elle se définit par son mouvement et se justifie souvent par sa nature même. Aussi peut-on qualifier cette expérience d’immanence pédagogique innovationnelle. Le temps de l’inachevé [Imbert, 1986], temps présent qui permet d’innover réellement, tend à disparaître, s’il a jamais existé, sous l’effet de la contraction du présent. Ce temps n’est pas identifié explicitement par nos institutions. Cette absence de réflexivité institutionnelle face au temps de l’inachevé explique la tendance à étouffer toute velléité de questionnement face à l’innovation, l’innovation allant (de plus en plus vite) de soi. À la lumière de la théorie critique sociale du temps [Rosa et Renault, 2010] et des observations précédentes, il apparaît à l’auteur qu’il est possible de formuler une première hypothèse : l’immanence innovationnelle n’est qu’une réaction de nos institutions face à l’accélération de la modernité tardive et à la contraction du présent.

IV. CONCLUSION

Avoir conscience que l’immanence innovationnelle n’est qu’une réaction de nos institutions face à l’accélération du temps et à la contraction du présent, fait partie d’un mouvement réflexif dont nos institutions éducatives doivent s’emparer. En effet, les temps institutionnels, individuels et collectifs n’accélérant pas de la même manière, ni dans un but défini, ni dans une logique cohérente, leur existence même semble à terme condamnée si aucune réflexion présente ne vient redéfinir un horizon stable et si aucune expérience collective n’aide à fédérer un temps présent commun. Reformuler les finalités de la formation peut aider nos étudiants à mieux comprendre le monde dans lequel ils évoluent. Pour dépasser les blocages et les peurs, il faut, tel un Sénèque des temps modernes, les aider à accepter la modernité tardive en considérant la nécessité d’évoluer dans le flot des événements comme une série infinie d’exercices de soi, dans le but de se réapproprier soi-même. « Suis ton plan, cher Lucilius ; reprends possession de toi-même : le temps qui jusqu’ici t’était ravi, ou dérobé, ou que tu laissais perdre, recueille et ménage-le. » [Jeune, 1914]
Nous n’avons pas à renoncer aux finalités que sont l’autonomie et l’émancipation, pour peu que nous acceptions de jouer avec les interrogations constantes de la modernité et des transformations qui en résultent. En contrepartie, nos institutions doivent représenter des objets transitionnels stables, des îlots de stabilité pour nos étudiants, afin que ces derniers se projettent facilement dans leur futur.

REFERENCES

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Licence : CC by-sa

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