Innovation Pédagogique et transition
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Des démarches capacitantes pour développer les compétences des managers

Un article repris de http://journals.openedition.org/eds...

Les formations au management sont peu fondées sur une analyse de l’activité des managers et sur les conditions réelles d’exercice de leur activité. Ce texte s’appuie sur trois cas de formation ou d’intervention visant à transformer l’activité des managers. Le traitement de situations réelles, complexes, sert de support à un travail réflexif permettant de mettre à distance ce qui se passe ou s’est passé, de le prendre comme objet d’analyse et d’en tirer un savoir-faire réutilisable. L’analyse de ces trois cas souligne d’une part le rôle crucial du collectif et de l’interactionnel dans ces processus réflexifs, d’autre part le rôle mixte de l’intervenant-formateur : aide à la résolution des difficultés et soutien au travail réflexif.

Un article repris de la revue Education et socialisation, une publication sous licence CC by nc nd

Introduction : qu’est-ce que le travail des managers ?

Concevoir une formation à destination de futurs managers suppose que l’on dispose d’une vision claire et réaliste de ce qu’est le management et de ce qu’est l’activité réelle des managers. Or des voix s’élèvent aujourd’hui pour critiquer les présupposés des formations classiquement données à leur intention.

Ces formations sont en effet insuffisamment fondées sur une analyse de l’activité des managers et sur les conditions réelles d’exercice de leur activité. Mintzberg suggère ainsi, dès 2004, d’ancrer leur formation dans l’expérience, le réel et le métier. Tengblad dénonce en 2012 l’approche défendue par la grande majorité des auteurs et des travaux sur le management, qui proposent des modèles et des conceptualisations très loin de la réalité du travail des managers. Il propose de considérer les managers comme des “praticiens compétents” et de chercher à décrire la réalité des pratiques et les compétences qu’elles manifestent.

Par ailleurs, on peut s’interroger sur le modèle de l’activité du manager qui sous-tend, plus ou moins implicitement, les formations proposées. Le manager est pensé comme un praticien appliquant (ou qui devrait appliquer) de façon rationnelle des modèles formels pré-construits. Il s’agirait pour lui de poser un diagnostic sur les situations et de les transformer à partir de méthodes prescrites. Or l’observation du travail des managers montre une activité dispersée, fragmentée, réactive, située (Carlson, 1951 ; Stewart, 1982 ; Grosdemouge, 2017 ; Petit, 2020). Mintzberg avait déjà noté ces caractéristiques en 1973, mais il en concluait que les pratiques managériales étaient dysfonctionnelles : l’objectif selon lui était de les rationaliser, de les fonder scientifiquement (un point de vue qu’il tempèrera en 2004). Une perspective qui finalement s’inscrivait dans la lignée, normative, de Fayol.

On partira ici d’un point de vue différent. Les managers font face à des situations complexes, aux déterminants multiples (économiques, techniques, sociaux, politiques). Leur travail consiste à imaginer, en interaction et en collaboration avec d’autres, ce que pourrait être une situation différente, résolvant certaines difficultés, satisfaisant mieux certains objectifs. Pour ce faire, il n’existe pas de chemin pré-défini entre un état de départ et un état-cible : l’état de départ est imparfaitement connu, l’état-cible à inventer. L’activité des managers se rapproche ainsi beaucoup de l’activité des concepteurs, telle que différents auteurs l’ont formalisée (Simon, 1999 ; Visser, 2004). Les managers affrontent des « ill-defined problems », des problèmes mal structurés. Leur fournir des outils adaptés aux problèmes bien structurés est en complet décalage avec leurs besoins et leur donne une vision inadaptée -et finalement handicapante- de leur propre travail.

La compétence des managers se construit, comme c’est le cas dans tous les métiers, lors de la formation initiale et au cours de la pratique. Faut-il encore que la formation initiale s’appuie suffisamment sur des savoirs pertinents et des méthodes adaptées -et on a vu plus haut que ceci est discutable- et que la pratique soit conduite de sorte à permettre un retour réflexif sur celle-ci -ce qui demande qu’elle soit accompagnée.

On trouvera donc ci-dessous trois cas s’inscrivant dans le cadre de démarches capacitantes, c’est-à-dire visant à développer les capabilités des personnes (Falzon, 2005 ; Raspaud et Falzon, 2020). Le premier cas propose, dans le cadre d’une formation initiale/continue à l’accompagnement de personnes en réinsertion, une méthodologie d’action réflexive. Le second présente une intervention capacitante en situation réelle. Il s’agit de développer, à l’occasion du traitement d’une difficulté identifiée, les compétences des managers, en s’appuyant sur une démarche réflexive participative. Le dernier cas, qui s’appuie sur une méthodologie « mixte », fait état d’une intervention associant formation et accompagnement de transformations, de manière à favoriser simultanément le développement de l’organisation et des compétences des managers.

Cas 1 : un dispositif de formation par l’action

Les récents changements législatifs (l’obligation de l’entretien professionnel, le CPF-compte personnel de formation, le plan de développement des compétences, …) poussent les entreprises à développer un accompagnement et une information autour du développement des compétences des personnes à travers une gestion de plus en plus individualisée des relations humaines et ce dans un contexte de grande flexibilité, instabilité et incertitude. Les pratiques managériales s’en trouvent impactées, mettant désormais l’accent sur un rôle de soutien, facilitateur voire de mentor/coach au détriment d’un rôle traditionnel de planificateur, organisateur et contrôleur.

Comment former à ces nouvelles compétences ? Depuis 2016, au sein d’une Business School, une proposition d’apprentissage intitulée « Développement RH et accompagnement des mobilités », à destination de futurs managers en formation initiale et de managers expérimentés en formation continue, explore de nouveaux contenus et modalités pédagogiques. Ce programme cible donc des étudiants du Programme Grande Ecole en dernière année en contrat d’apprentissage ou de professionnalisation. Cette offre a également été ouverte à des cadres dirigeants venant se former quatre jours par mois pendant 18 mois et obtenant le même diplôme que les étudiants en formation initiale. Cette proposition pédagogique se présente comme une formation par l’expérience ou "d’engagement dans l’enquête" [1], bien au-delà de la simple inculcation d’outils ou de techniques. Elle prend appui sur les soft skills (les compétences comportementales) et se réfère au courant de l’éducation progressiste.

Un constat s’impose en effet, pour former des futurs managers ou professionnels de la relation humaine à des compétences d’empowerment [2], un enseignement uniquement focalisé sur des apports théoriques et conceptuels semble insuffisant. Le dispositif de formation doit pouvoir mettre l’apprenant à l’épreuve lors d’une expérience qui le mobilise aux plans corporel, émotif et cognitif, dans le sens où « elle est la vie elle-même » (Dewey, 1938).La méthodologie suivie dans ce programme permet dans un premier temps de fournir aux étudiants des clés de compréhension de l’environnement dans lequel se situent les organisations et œuvrent les individus, ainsi qu’une présentation des dispositifs de développement des compétences, de formation et d’orientation professionnelles. Des techniques d’accompagnement sont également présentées aux étudiants afin qu’ils les connaissent, apprennent à les utiliser à bon escient et découvrent leurs usages explicites et implicites ainsi que leurs limites.

Ensuite les étudiants sont mis en situation d’accompagner par petits groupes de trois ou quatre une personne en recherche d’emploi. Cette étape est essentielle dans leur parcours d’apprentissage car ce dispositif est fondé sur une situation réelle. Une caractéristique importante de la formation proposée est en effet sa dimension de contrat entre les étudiants en formation (les participants) et les bénéficiaires (les clients). Les premiers sont là pour apprendre, en s’exerçant sur un cas réel, les seconds pour en tirer des conseils dans leur recherche d’emploi, consolider ou clarifier leur projet professionnel, identifier ou préciser leurs atouts à mettre au service de leur future insertion professionnelle, voire bénéficier d’une préparation à un entretien d’embauche. Cet engagement réciproque s’inscrit dans les principes du don et du contre don et de la triple obligation de « donner, recevoir et rendre » (Mauss, 1925). C’est en se soumettant à cette triple obligation que les humains se reconnaissent comme humains, prouvent leur propre humanité et acceptent celle des autres, ce qu’Alain Caillé (2019) nomme la « condition humaine partageable ».

Différents objectifs sont visés dans ce dispositif de formation par l’action : tout d’abord des objectifs pédagogiques académiques classiques en lien avec l’activité d’accompagnement de salariés dans leur développement professionnel :

  • appréhender le contexte de globalisation des économies et les mutations de l’emploi et du travail en découlant ;
  • recenser les pratiques de formation et de gestion anticipée des compétences au sein des entreprises ;
  • connaitre les dispositifs d’orientation, de formation et d’évaluation professionnelles en vigueur ;
  • acquérir des savoirs techniques et juridiques portant sur les transitions professionnelles et la sécurisation des parcours ;
  • explorer des techniques d’accompagnement et grilles d’analyse issues notamment de l’analyse transactionnelle autour de la construction de la posture de l’aidant.

Ces savoirs académiques ne sauraient cependant être suffisants pour préparer les étudiants à l’accompagnement de personnes en transition professionnelle. Car les situations et problèmes qu’ils vont rencontrer en entreprise seront chaque fois uniques. Il est nécessaire de mettre les étudiants en contexte afin qu’ils fassent face à des situations réelles, réfléchissent aux actions à mettre en œuvre et analysent leurs effets.

En outre, cette mise en situation produit des « interactions » multiples favorisant des échanges, confrontations, justifications, explications… La dimension coopérative de l’apprentissage est un élément que les précurseurs du courant de l’éducation progressiste - dont les auteurs les plus significatifs sont Dewey aux Etats-Unis, Freinet, Claparède, Decroly ou Montessori en Europe [3] - avaient identifié comme un levier de la transformation sociale. Dans cette expérience, les étudiants éprouvent le travail de groupe comme une ressource supplémentaire.

Il s’agit bien d’explorer de nouveaux liens entre savoirs théoriques et savoirs de la pratique et d’investiguer d’autres modalités pédagogiques favorisant la capacité d’agir en situation. Travailler sur des cas est un prétexte pour un développement de nature plus générale de capacités plus en phase avec les situations diverses que rencontrent les managers dans leurs activités Cette piste nous semble pertinente à suivre pour former autrement les futurs managers même si il reste à consolider le dispositif dans sa dimension réflexive pour qu’il devienne vraiment apprenant. .

Finalement l’objectif recherché est que cette mise à l’épreuve contribue à leur développement en tant que personne, les ouvre à la diversité humaine et favorise l’élargissement de leurs connaissances en matière d’accompagnement des transitions professionnelles en entreprise. En réalisant eux-mêmes, cette démarche d’accompagnement, ils pourront se rendre compte du développement du pouvoir d’agir qui est à l’œuvre. Ce dispositif appréhende la compétence de façon résolument dynamique. La priorité est donnée à l’action.

Cas 2 : mettre en place un laboratoire développemental

Ce qui suit s’appuie sur une intervention conduite sur plusieurs années à la RATP (Carta et Falzon, 2017), et plus précisément au sein de l’entité́ en charge de la maintenance des dispositifs de signalisation du métro parisien.

L’analyse du travail réalisée par les auteurs a mis en évidence un fonctionnement organisationnel caractérisé́ par : 1) des objectifs, des moyens, des langages, et une action qui restent cloisonnés par fonction (action en silo) ; 2) une connaissance limitée du travail des autres fonctions en termes d’objectifs poursuivis, d’opérations effectuées, de modalités de travail, de délais nécessaires à chacun ; 3) des pratiques non partagées et parfois contradictoires entre les différentes fonctions ; 4) l’absence d’une vision systémique partagée du rôle et des apports de chacune dans le processus global de maintenance et le rôle de l’entité́ dans le cycle de vie des projets de réalisation des systèmes de signalisation. Ces difficultés ont pour origine un fonctionnement focalisé sur la dimension technique et négligeant la dimension socio-organisationnelle.

Suite à la mise en évidence de ces blocages organisationnels, un projet de reconception participative des processus organisationnels a été proposé et mis en œuvre. Ce projet visait à accompagner les acteurs -ingénieurs et techniciens- dans la conception de solutions organisationnelles (processus, organisation du travail, procédures, etc.) qui remettent au centre le travail, en tant que facteur clé́ pour le développement des collectifs et de l’organisation. Ce projet avait pour ambition de construire les compétences des acteurs impliqués au cours même de la transformation organisationnelle, de sorte qu’ils puissent par la suite réaliser un renouvellement continu de leur organisation, au-delà̀ du dispositif d’intervention de l’ergonome.

Dans une intervention classique, ce qui est visé, c’est la production d’une solution à un problème particulier. Dans l’intervention ici décrite, l’ambition est de favoriser/stimuler la capacité du collectif à produire des solutions. C’est en construisant cette capacité (c’est-à-dire donc via un apprentissage et un empowerment du collectif) que la durabilité est assurée.

Pour ce faire, la méthodologie a consisté à mettre en place un “laboratoire développemental” (cf. schéma). Celui-ci procède en deux étapes emboîtées :

 à un premier niveau, fonctionnel, l’intervention consiste à faire produire, de façon participative, un nouveau processus (procédés, outils, méthodologies, formes de coordination et de gestion, etc.), résolvant le problème particulier qui était posé (les problèmes de sécurité liés à la maintenance). Une intervention classique pourrait s’arrêter à ce niveau ;

 un second niveau, méta-fonctionnel, réflexif, s’appuie sur et exploite ce premier niveau. Les acteurs sont amenés à analyser eux-mêmes la façon dont la difficulté a été résolue, à comprendre et à formaliser les processus qui ont permis la résolution, à les généraliser de sorte qu’ils soient utilisables pour la résolution de futurs problèmes.

Figure 1 : les différents niveaux d’analyse

Différents objectifs ont été́ poursuivis et enrichis tout au long de la démarche : d’une part des objectifs productifs et constructifs, d’autre part des objectifs autopoïétiques visant la durabilité́ des deux premiers :

 les objectifs productifs de l’intervention concernent la définition de solutions organisationnelles plus capacitantes (résultat) et de manières de travailler ensemble (processus), elles aussi plus capacitantes, qui permettent de produire et de renouveler les solutions. Le rôle de l’ergonome consiste à assister la mise en place d’une activité́ collaborative de conception de nouvelles pratiques : la redéfinition des processus nécessaires à l’accomplissement des tâches. Ceci supposait que les acteurs s’accordent sur des définitions communes de ce qu’est un incident complexe, des éléments déclencheurs de ce type d’incident, des objectifs collectifs à poursuivre, des étapes clés de résolution, de la répartition des rôles et des responsabilités ;

 les objectifs constructifs de l’intervention concernent le développement des compétences collectives nécessaires aux acteurs organisationnels pour réaliser et renouveler les solutions organisationnelles attendues (résultat et processus). L’apprentissage est donc à la fois une condition et le moyen du développement des collectifs et de l’organisation. Il s’agit donc de développer une compétence collective ;

 les objectifs autopoïétiques renvoient à la volonté́ de promouvoir et de faciliter l’ancrage dans la culture organisationnelle de ce travail d’organisation capacitant et des compétences collectives qui lui sont liées. Il s’agit donc de construire progressivement la formalisation des actions réalisées au cours de l’intervention. Ceci demande de garder des traces du processus de résolution et de ses outils (procédures, méthodes, espaces de débat sur le travail) permettant par la suite de continuer à renouveler le questionnement sur l’organisation.

Les apprentissages interviennent alors tant au niveau individuel (meilleure compréhension du processus global de maintenance, du rôle des acteurs, du rôle des dépendances inter-acteurs, etc.) qu’au niveau collectif (rôle et fonctionnement des instances de délibération, vision dynamique de l’organisation). Surtout, les managers acquièrent à cette occasion une compréhension différente et augmentée de leur rôle en tant que managers : ils ne sont plus ”simplement” les implanteurs de procédures pré-construites qui s’imposent à eux, ils sont les concepteurs permanents de l’organisation, comprise comme un système vivant.

Cas 3 : Développer simultanément compétences des managers et organisation

L’exemple suivant fait référence à une intervention de plusieurs années dans une entreprise du secteur viticole visant une transformation des pratiques managériales pour une meilleure prise en compte du travail des équipes dans les décisions quotidiennes et les projets, ainsi que des transformations organisationnelles (Petit, 2020). Dans ce cadre, une des difficultés consiste à ne pas imposer une nouvelle couche de prescriptions (contradictions) au travail des managers mais bien d’intégrer cet aspect à leurs pratiques quotidiennes. L’exemple proposé ne mettra en avant que certaines caractéristiques de l’intervention et résultats.

Suite à plusieurs problèmes identifiés comme « relationnels », l’équipe dirigeante a fait part de son envie de progresser dans la prévention et la résolution de ces problèmes. Ils concernent principalement la dégradation des relations entre les personnels et les encadrants, avec notamment un cas plus aigu caractérisé comme un cas de « harcèlement [4] ». De plus, quelques cas de TMS (à la vigne et au conditionnement) ont également été répertoriés. Dès le départ, la direction a souhaité une formation aux risques psychosociaux destiné aux managers. Au départ, l’intervenant avait proposé un dispositif de formation-action en trois temps (figure ci-dessous) : des séances de formation en salle (les intervenants et les managers), des séquences d’action par les managers pour mettre en application dans leur activité quotidienne (et parfois avec les intervenants) et enfin des séquences de capitalisation avec l’équipe de direction (DG, DRH et directeur technique).

Les séances en salle comprenaient à chaque fois une session de formation et une session de suivi des actions (de préparation à l’intersession). Ces dernières permettent notamment d’instituer progressivement des habitudes de débat sur la pratique entre managers. L’objectif était d’offrir à ces managers une proximité entre élaboration de représentations (sur le travail, ses effets et manière de l’organiser) et actions managériales (Teiger, 1994). Les premiers thèmes abordés durant les séances de formation ont été définis par les intervenants et l’équipe de direction, puis choisis de façon adaptée aux projets et situations à traiter. Ils ont concerné : le regard sur le travail et la santé, les processus d’apprentissage, l’anticipation dans le travail, les risques psychosociaux, les troubles musculosquelettiques, le travail de qualité, les espaces de discussion, l’importance des marges de manœuvre, ou encore le travail des managers (en reprenant les thématiques et les exemples abordés en formation et rencontrés sur le terrain).

Au bout de quelques mois, cette formation-action a consisté à accompagner les managers (équipes de direction comprise) à la gestion de projets et de certaines situations (conflits, difficultés techniques, incidents, accidents). À chaque projet ou situation, un dispositif d’intervention approprié (un groupe de pilotage, des groupes de travail, des analyses sur le terrain, des objectifs et des délais) était mis en place avec les managers concernés. À ce titre, nous avons eu l’occasion d’accompagner le directeur technique et le chef de culture dans une phase de conception d’un nouveau bâtiment destiné à stocker une dizaine de tracteurs, du matériel pour les tracteurs, des outils, une zone phytosanitaire pour élaborer les bouillies ainsi qu’un vestiaire approprié et une zone de lavage des tracteurs (avec zone carburant).

Lorsque nous avons intégré ce projet, des plans non définitifs mais relativement avancés avaient été faits. Nous avions évoqué en formation avec les managers la gestion participative des projets et c’était l’occasion d’essayer de la mettre en application. À la demande du directeur technique, le chef de culture était plus réticent, nous avons organisé des séances de simulation sur plans. Pour ce faire, nous avons fait nos propres analyses des usages du bâtiment existant puis nous avons organisé une réunion avec les deux managers pour préparer la première séance. Nous leur avons expliqué comment nous imaginions le déroulé de la réunion et leur avons présenté des scénarios pour les simulations. Nous avons insisté sur l’importance que les tractoristes puissent s’exprimer librement. Comme ils ne souhaitaient pas prendre la main directement pour animer la réunion, nous avons convenu que nous le ferions mais qu’à n’importe quel moment ils pouvaient intervenir, voir reprendre la main progressivement.

Le directeur technique a introduit la réunion et nous avons présenté la façon dont nous voulions les solliciter en leur donnant des exemples de situations intéressantes à simuler. Nous avons présenté les plans et les avons laissés un moment les découvrir et se les approprier. Les deux managers sont intervenus à plusieurs reprises pour donner des explications sur les plans. La plupart des tractoristes étaient dubitatifs car ils n’avaient pas l’habitude de ce type de sollicitations et ne voyaient pas concrètement ce qu’ils pouvaient apporter. Puis nous avons travaillé en deux sous-groupes, notre collègue avec un des managers et nous avec l’autre. Très rapidement, chaque groupe a relevé des éléments qui questionnaient ou posaient problème. L’un de ces problèmes a mobilisé plus fortement les deux groupes en même temps. Durant une période de l’année, un matériel relativement lourd et difficile à monter et démonter – il faut être deux – reste installé sur le tracteur pendant plus de deux mois. Le problème qui se posait était de savoir si les tractoristes allaient devoir monter et démonter ce matériel tous les jours ou si la hauteur des portes permettait de le maintenir en place et de rentrer le tracteur avec. Cette question n’avait pas de réponse évidente car aucun tracteur n’était alors équipé et les tracteurs avaient trois hauteurs différentes. Trois tractoristes se sont alors mobilisés pour mesurer tous les tracteurs et installer le matériel en question sur le tracteur le plus haut. Le constat a été que ça ne passerait pas.

À la suite de cette réunion, les deux managers ont souhaité en faire une seconde. Nous leur avons conseillé de faire des simulations à échelle 1 pour tester d’autres situations et d’autres déterminants. Le matin de la seconde réunion, lorsque nous sommes arrivés, les tractoristes avaient tout installé. Avec des poutres en bois et en acier, avec des palettes et des étagères, ils avaient reconstitué, à l’échelle, une zone de stationnement d’un tracteur, pour pouvoir simuler les manœuvres du tracteur, les possibilités d’effectuer des opérations de maintenance à l’intérieur et l’aménagement de l’espace dont les étagères, les points d’eau, les points électriques, les matériels au sol. Cette fois, le chef de culture a lui-même animé la réunion du début à la fin. Il en a ensuite organisé une troisième sans nous.

À l’issue de ces séances de simulations, le chef de culture nous a confié : « Faire de la participation comme ça, ça me plaît ». Il était réticent car il ne voyait pas son propre intérêt à faire participer l’équipe, il considérait ce temps comme perdu, si ce n’est de « faire plaisir » aux tractoristes en leur laissant la parole. De plus, sensible aux dimensions techniques du travail – il conçoit souvent des outillages – le chef de culture voyait cet espace comme une perte de son propre champ d’action. Il a mesuré l’intérêt technique pour anticiper certaines difficultés de conception mais surtout mesuré combien la participation pouvait être un acte de management.

Finalement, et dans cette même veine, nous avons pu accompagner l’équipe de direction et les managers sur une quinzaine de projets (Petit, 2020). Les résultats, au-delà des décisions concrètes qui ont pu être prises, ont porté sur :

 le développement de compétences managériales, notamment en termes de gestion participative des projets (observer le travail, écouter les collaborateurs, animer des réunions, faire des simulations, gérer des conflits, etc.) ;

 des transformations organisationnelles concernant notamment les lieux et circuits de décision (laisser la possibilité aux managers de proximité de décider de changer des outils, d’organiser différemment leurs équipes) ou encore les espaces de régulation entre équipe de direction et managers pour anticiper des difficultés, réaliser des arbitrages ou encore s’accorder sur les stratégies d’entreprise et managériales (favoriser l’égalité homme-femme en désexuant les métiers).

Conclusion

Les trois exemples décrits ci-dessus invitent donc à un changement de paradigme pour former autrement, à partir de situations réelles ou simulées, l’une inscrite dans un processus d’apprentissage en formation, les deux autres dans un processus d’apprentissage en situation de travail. L’objectif est le même : transformer l’activité des managers. L’approche privilégiée est celle de la didactique professionnelle (Pastré, Mayen, Vergnaud, 2006) : il s’agit de former pour et par l’activité. Le traitement de situations réelles, complexes, sert de support à un travail réflexif permettant de mettre à distance ce qui se passe ou s’est passé, de le prendre comme objet d’analyse et d’en tirer un savoir-faire réutilisable (Nivet, Petit et Falzon, 2021).

On notera deux points supplémentaires.

D’une part, l’interactionnel et le collectif sont des éléments cruciaux de ces processus d’apprentissage et de transformation. C’est par le travail avec d’autres que les situations-supports sont traitées ou résolues, et c’est aussi collectivement que l’analyse réflexive est conduite.

D’autre part, le rôle de l’intervenant prend alors deux formes. Il peut être une aide à la résolution de la situation-problème, par exemple en suggérant des pistes de résolution, en évoquant des modalités possibles d’action, ou en attirant l’attention sur tel ou tel point bloquant. Ce rôle de contributeur à la résolution peut être nécessaire, afin d’éviter aux participants de s’engager dans des voies sans issue ou d’aboutir à un échec dans le traitement des situations. Cependant, un autre rôle est possible, et selon nous à privilégier : l’intervenant peut aussi chercher à s’effacer le plus possible de ce niveau d’intervention et à focaliser son action sur l’aide au travail réflexif. Dans cette perspective, le résultat du traitement des situations l’intéresse moins que les capacités développées par les acteurs lors de ce traitement.

En remettant le travail au cœur des préoccupations des pédagogues et des intervenants, l’action de formation et de transformation se contextualise. Connaissances et compétences se construisent dans l’action, à travers la pratique et une réflexion sur celle-ci L’action est à la fois productive et constructive.

Les métiers du management font aujourd’hui l’objet de questions vives quant à la pratique de ces métiers et aux cursus de formation qui préparent à leur exercice. Le rapport Carnegie (Colby, Ehrlich, Sullivan et Dolle, 2011) dresse un tableau très critique des formations existantes et plaide pour une transformation profonde des objectifs de ces formations. Pour les auteurs, il s’agit de former non des techniciens mais des professionnels prêts à affronter l’incertitude et la complexité de situations en forte évolution.

Les travaux de la sociologie, des sciences de gestion, de l’éducation ou encore de l’ergonomie peuvent être mobilisés pour apporter des éclairages nouveaux et de nouvelles pistes. Ceci suppose que les écoles de management dépassent les habitudes et croyances qui sous-tendent les cursus de formation (Bazin, 2020). Y sont-elles prêtes ?

Bibliographie

Bazin, Y. (2020). Repenser l’enseignement du management. 10 ans après sa publication, les Français vont-ils enfin lire le rapport Carnegie ? La Revue des Sciences de Gestion, 305, 35-38.

Carlson, S. (1951). Executive Behaviour. Nouvelle édition en 1991 avec des contributions d’Henry Mintzberg et Rosemary Stewart. Studia Oeconomiae Negotiorum.

Carta, G. et Falzon, P. (2017). Co-construire l’autopoïèse organisationnelle : le Laboratoire développemental comme modèle et comme moyen de l’intervention capacitante. @ctivités, 14(2). http://journals.openedition.org/activites/3022

Colby, A., Ehrlich, T., Sullivan, W.M. et Dolle J.R. (2011). Rethinking undergraduate business education : Liberal learning for the profession. John Wiley & Sons

Falzon, P. (2005). Ergonomics, knowledge development and the design of enabling environments. HWWE’2005. Guwahati, Inde, December.

Grosdemouge, L. (2017). Comprendre le travail des professionnels des ressources humaines pour développer leur pouvoir d’agir : le cas d’une intervention ergonomique dans un groupe de l’industrie chimique. [Thèse d’Ergonomie, Université de Bordeaux, Bordeaux, France].

Mauss M. (1925), Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, L’année sociologique, nouvelle série, 1.

Mintzberg, H. (1973). The Nature of Managerial Work. Harper & Row.

Mintzberg, H. (2004). Managers, not MBAs : A hard look at the soft practice of managing and management development. Berrett-Koehler Publishers.

Nivet, B. et Falzon, P. (2021). Former autrement les managers : place de l’expérience vécue dans un dispositif de formation par l’action. Dans D. Landivar (dir.). Ce que l’anthropocène fait aux pratiques pédagogiques (p. 65-86). Editions eac.ac/collections/8.

Nivet, B., Petit, J. et Falzon P. (2021), Développer les compétences des managers, Céreq Bref, 402.

Pastré, P., Mayen, P. et Vergnaud G. (2006). Note de synthèse sur la didactique professionnelle, Revue française de pédagogie. 154, 145-198.

Petit, J. (2020). Intervention sur l’organisation. Concevoir des dispositifs de régulation pour un travail plus démocratique. [Habilitation à diriger des recherches, Université de Bordeaux].

Simon, H. (1999). The science of the artificial. MIT Press.

Stewart, R. (1982). Choices for the Manager. Prentice-Hall.

Tengblad, S. (2012). Overcoming the rationalistic fallacy in management research. Dans S. Tengblad (ed.). The work of managers. Towards a practice theory of management. Oxford University Press.

Visser, W. (2004). Dynamic aspects of design cognition : elements for a cognitive model of design. INRIA Report 5144, Mars 2004.

Licence : CC by-nc-nd

Notes

[1L’enquête désigne l’acte de penser par lequel un sujet s’engage dans une activité de transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée et problématique en une situation stable et unifiée où il est à nouveau possible d’agir et de connaître. Cette démarche se conçoit du point de vue de son « but » (déterminer la situation et la continuité de son action), de son « produit » (acquérir de nouvelles connaissances sur la situation, ses principes et ses objets) et de son « effet » (un élargissement de l’expérience de celui qui la conduit) (Dewey, 1938)

[2On distinguera empowerment et pouvoir d’agir. Le pouvoir d’agir est la capacité réelle (c’est-à-dire pas seulement théorique) de réaliser quelque chose. L’empowerment est le fait de donner du pouvoir d’agir à un individu ou à un groupe. C’est celui-ci qui nous intéresse dans l’activité des managers. Bien sûr, pour pouvoir donner du pouvoir d’agir, les managers doivent eux-mêmes bénéficier d’un certain pouvoir d’agir.

[3Pour cet article, nous mobiliserons le principe de « Learning by doing » conceptualisé par Dewey

[4Sans saisie du juge pénal ni du conseil des prud’hommes. Néanmoins le salarié concerné a été arrêté pour maladie pendant plusieurs semaines.

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