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Conception, Recherche, Activité, Formation, Travail, analyse d’ouvrage par Anne Bationo‑Tillon

18 avril 2023 par Anne Bationo-Tillon Activités 101 visites 0 commentaire

Un article repris de http://journals.openedition.org/act...

Un article de la revue Activités, une publication sous licence Creative Commons by nc nd

Cet ouvrage collectif présente des recherches en formation et éducation des adultes centrées sur l’analyse de l’activité humaine et ses transformations. Les auteurs de l’ouvrage sont les membres de l’équipe CRAFT (Conception, Recherche, Activité, Formation, Travail) de l’université de Genève. Cette équipe au nom éponyme de l’ouvrage dévoile d’emblée l’ambition de cette publication qui s’attache à expliciter un programme de recherche baptisé CAFA (Cours d’Action Formation Adulte) composé de deux sous dimensions CAFA empirique et technologique. Il se découpe en un préambule suivi de 7 chapitres le plus souvent écrits à plusieurs mains et s’attachant à expliciter toutes les facettes épistémologiques, empiriques et technologiques du programme de recherche de cette équipe. Programme de recherche résolument ancré du côté des recherches-intervention développementales, il prend la forme d’un manifeste qui dessine en filigrane une critique du modèle applicationniste des recherches dans le champ de la formation et de l’éducation et rappelle à de multiples reprises le principe de nécessaire modestie du chercheur-formateur-concepteur qui ne peut qu’encourager les formes d’activité les plus prometteuses de développement ainsi que l’importance de conduire ces recherches-interventions en prenant soin de l’activité. Cet ouvrage peut se lire, au gré des envies, d’un bloc comme un tout cohérent, ou par fragments pour un lecteur plutôt animé par l’une ou l’autre des facettes de ce programme de recherche.

Au sein du premier chapitre, Deli Salini et Marc Durand présentent la filiation de ce programme de recherche qui s’inscrit dans les pas du cadre théorique et conceptuel du cours d’action en mobilisant une conception énactive de l’activité, en prenant en compte la dimension pré-réflexive de l’expérience, ainsi qu’en recourant au cadre sémiotique piercéen pour investiguer la dynamique de l’expérience. Ce chapitre retrace également les différentes focalisations des recherches menées au sein de ce programme de recherche qui se sont initialement portées sur les formes du travail enseignant puis sur l’activité enseignante débutante typique pour éclairer ensuite progressivement l’activité des formés, notamment par l’entremise de formation par simulation. Les auteurs esquissent également des lignes de recherche plus récentes relatives aux principes de conception de formation développementale. Les auteurs insistent sur la nécessité d’inscrire les recherches en éducation dans une dimension prospective pour imaginer et prévoir ce qui pourrait arriver dans un monde changeant au sein desquelles les habitudes peuvent être bousculées par le décloisonnement disciplinaire et la nécessité de déployer différents niveaux d’analyse pour comprendre l’évolution du monde. Ce premier chapitre se termine sur le rappel de 3 principes pour accompagner l’engagement éthique du formateur : le principe d’incertitude et la nécessaire modestie du formateur qui ne peut qu’émettre des propositions, le principe de responsabilité qui implique de s’inquiéter de la manière dont les propositions éducatives seront reçues et reprises, et le principe d’ouverture qui rappelle la réciprocité de la transformation formé‑formateur.

Le chapitre 2 est coécrit par quatre auteurs : Annie Goudeaux, Laurence Seferdjeli, Marie-Charrlotte Bailly et Kim Stroumza. Ce chapitre milite pour un abandon du schème hylémorphique, que Simondon traduit comme une forme dominante qui formate une matière passive au sein de sa théorie de l’individuation. Dans la lignée de Simondon, les auteurs récusent ce schème hylémorphique hérité de l’antiquité grecque et qui apparente la formation à du formatage. Dans un premier temps, les auteurs reviennent sur un article passionnant de Simondon de 1959, au sein duquel il décrit une recherche sur l’emploi et le développement des objets techniques employés en milieu agricole dans un contexte d’explosion démographique qui demande une production agricole plus importante. Simondon refuse d’essentialiser les professionnels et mène des entretiens variés auprès des agriculteurs et des personnes de ce territoire mettant en évidence l’absence de refus systématique ou de fascination systématique des objets techniques pour révéler de manière fine les aspects locaux d’ordre économique, culturel, en lien avec les tailles d’exploitation et les modes de vie. Simondon souligne la nécessité d’une analyse ajustée à une situation, posant des problèmes singuliers pour lesquels l’application d’un modèle général applicatif ne convient pas. Il montre que des solutions sont envisagées puis mises de côté comme la coopérative afin de favoriser les exploitations familiales ainsi que les machines construites par les constructeurs industriels pour favoriser des machines suffisamment polyvalentes et ouvertes qui correspondent à l’activité réelle des agriculteurs.

La description de cette recherche menée par Simondon est choisie par les auteurs de ce chapitre en raison de la proximité conceptuelle et méthodologique avec une approche ergonomique de la formation. Tout comme Simondon, et dans la lignée de l’ergonomie de langue française, ils refusent d’essentialiser les professionnels, et proposent de déplacer l’analyse sur le développement de l’activité des professionnels, en s’intéressant aux déterminants qui influencent le développement de cette activité. Ce profond respect pour les groupes professionnels avec lesquels un chercheur travaille s’inscrit donc pour ces auteurs dans une mise à l’écart du schème hylémorphique, pour laisser toute la place à la question de la transformation entendue comme émergence d’une forme nouvelle qui n’existait pas auparavant. Ils précisent que tout comme en ergonomie de langue française, le travail n’est jamais une simple exécution, un asservissement de l’homme à la prescription. Écarter le schème hylémorphique consiste alors à appréhender l’activité du formateur comme celle d’un concepteur, inventeur d’environnement de formation innovants qui visent des transformations majeures et pérennes de l’activité des individus et des collectifs à partir de leur potentiel de transformation et d’individuation sans jamais pouvoir en présager ou en prédéfinir la forme.

Le chapitre 3 résulte de la contribution de Alain Muller, Nicolas Perrin et Itziar Plazaola Giger. Ce chapitre expose la volonté de penser la conception d’environnements de formation sous l’angle d’une relation organique entre recherche empirique et recherche technologique qui réside dans une conception de l’activité comme autonome dont on ne peut jamais être certain des effets. Les auteurs s’intéressent au mouvement de transformation continu de l’activité, avec des périodes durant lesquelles l’activité peut se déployer avec des régularités, puis quand la situation se transforme, l’activité peut alors échouer à se déployer comme d’habitude et se transformer à son tour en produisant de nouvelles règles, habitudes, connaissances pour aller vers une nouvelle régularité jusqu’à ce que la situation se transforme à nouveau. À partir de ce constat, les auteurs de ce chapitre proposent de s’intéresser à la manière dont l’autonomie de l’activité, les régularités de l’activité et la transformation de l’activité sont conceptualisées chez six auteurs d’importance pour les membres de cette équipe de formation adulte : Varela, Maturana, Canguilhem, Simondon, Dewey et Schultz. Cette mise en contraste les amène à discuter de la source de la transformation de l’activité conceptualisée selon les auteurs soit à l’intérieur d’un système capable de s’autoengendrer versus dans la rupture d’un équilibre qu’il s’agit de retrouver. Les différents développements théoriques de ce chapitre sont l’occasion pour les auteurs de dessiner des lignes d’action pour les formateurs : identifier des variables d’action potentiellement fécondes et chercher leur pouvoir de perturbation par des amplificateurs d’expérience.

Au sein du chapitre 4, Nicolas Perrin, Valérie Lussi Borer et Simon Flandin présentent des postulats, principes et critères qui orientent le travail de conception des dispositifs de formation au sein d’un programme de recherche technologique. Les auteurs s’attellent à discriminer les différents rôles du chercheur-concepteur-formateur. Ils soulignent l’importance d’expliciter les critères qui président à la conception de dispositifs de formation, puisque ces derniers orientent la démarche générale de recherche-conception, de la même manière que les hypothèses orientent une recherche empirique. Par ailleurs, ils présentent la conception de dispositif de formation comme voie possible pour concilier une logique prospective de modélisation de l’environnement de l’activité future et une logique transformative encourageant les mutualisations et les controverses des formés sur leur activité. Par-delà ces deux logiques, les auteurs positionnent la conception comme la mise en forme, la structuration d’environnement d’espace d’actions encouragées prônant une démarche par approximations successives au sein de cycles de conception itératifs de conception-formation et recherche-conception pouvant se prolonger par une forme de conception continuée par les acteurs. Cette démarche octroie donc à l’analyse de l’activité le statut de levier de reconception. On notera un effort de concrétisation des idées formulées au sein de ce chapitre par l’entremise de la description d’un espace d’actions encouragées construit avec Neopass en relevant les effets observés sur les formés tels que l’émergence d’un sentiment de déculpabilisation vis-à-vis de la difficulté ordinaire/la préfiguration et l’anticipation de situations non encore rencontrées/ l’immersion mimétique/ l’identification d’indices de redressement en situation dégradée/ l’apprentissage de nouvelles actions possibles/ la compréhension des modes de transformation de l’activité et des dispositions à agir sous‑jacentes.

Dans le chapitre 5, Alain Muller, Valérie Lussi Borer, Kim Stroumza et Marc Durand traitent de l’engagement pratique dans la recherche. Ce chapitre a particulièrement attiré notre attention dans la mesure où il s’appuie sur des recherches concrètes pour donner à voir les manières possibles de piloter une recherche-formation-conception dans une visée profondément respectueuse de l’ensemble des acteurs impliqués dans l’aventure : professionnels, formateurs, formés, chercheurs. Ceci tient à une posture sans surplomb qui adopte toujours le point de vue des acteurs pour les accompagner dans leur chemin singulier de développement.

Il en découle trois types de conséquences pour la conduite des recherches formation conception : d’une part, élaborer des protocoles de recherche qui dépassent le dilemme de la rigueur scientifique versus la pertinence écologique. Les auteurs étayent leur critique des modèles applicationnistes en éducation, en rappelant qu’un excès de rigueur scientifique peut aller de pair avec une réduction drastique des pratiques et entrainer la perte de la signification de ces pratiques, ainsi qu’une faible validité écologique. Ils proposent une voie possible pour surpasser ce dilemme par la mise en œuvre de cycles de recherche-formation-conception itératifs. Une démarche qui adopte un mouvement de balancier, d’oscillation entre le pôle de la compréhension et le pôle de la transformation. Ils apparentent donc leur démarche à celles de la didactique du travail ou de l’ergonomie de formation au sein desquels se succèdent des phases d’analyse de l’activité de travail d’opérateurs expérimentés puis de modélisation de cette activité au service de la conception de formation suivie d’une analyse de l’activité des formateurs et personnes formées.

D’autre part, ils insistent sur la nécessaire co-construction de l’objet d’enquête entre chercheurs et praticiens, avec l’idée sous-jacente que la recherche informe, mais ne prescrit pas. Ils vont jusqu’à s’interroger sur la manière de répondre à une demande sociale en outillant la réflexion menée par les praticiens qui pourront produire par l’enquête des réponses qui sont les leurs et pas forcément celles des chercheurs. Enfin, ils décrivent la manière dont le déroulement de la recherche en boucles itératives reconfigure successivement les objets de recherche, créant un mouvement spiralaire ou l’on repasse plusieurs fois par les mêmes étapes de la recherche : définition de l’objet/ recueil de données/analyse à travers un déplacement de préoccupations. Ce mouvement spiralaire crée de la porosité entre les différents moments de la recherche.

En prenant appui sur des recherches concrètes, ils rappellent que les recherches à visée épistémiques et pragmatiques qui cherchent à transformer les pratiques à travers l’implication de personnes ou de collectifs dont les valeurs ne sont pas forcément identiques voire contradictoires peuvent susciter des points d’achoppement, voire des controverses. Après avoir esquissé deux voies sans issue vis-à-vis de l’émergence des controverses : ne pas les traiter pour ne pas mettre à mal le collectif versus les traiter de manière générale et universalisante excluant toute possibilité de compromis, ils dessinent une voie moyenne qui consiste à aider les individus à exprimer les controverses, sans jamais se détacher des conditions concrètes et situées dans lesquelles les positions antagonistes s’incarnent.

Ils concluent le chapitre autour des lignes de tension autour desquelles se structurent les recherches technologiques : finalité épistémique versus pragmatique, ouverture versus clôture des objets, prise en compte des arrières plans normatifs des acteurs versus retraits prudents des intervenants au sujet des controverses.

Dans le chapitre 6, Deli Salini et Marc Durand se focalisent sur la conception de formations développementales. Il prend appui sur un dispositif sophistiqué intitulé Théâtre du vécu. À partir de la description de ce dispositif, les auteurs affirment que les formations développementales sont des paris. Ils proposent ensuite de s’arrêter sur deux notions la promesse et le concernement pour penser les formations développementales. En premier lieu, la promesse est porteuse d’une puissance, d’une force et d’une valeur. La promesse est affirmation d’un futur différent du passé. Quant au concernement, c’est une réserve de devenirs, plus précisément, le concernement dans la promesse éducative est un possible de possibles. Pour finir, les auteurs reviennent à Simondon qui conçoit le développement de l’activité et des êtres humains comme une individuation (Simondon, 2005). Plus précisément, ils convoquent le concept de trans-individuation de Simondon lorsque les individuations en « je » et en « nous » se rejoignent et se conjoignent tout en conservant une autonomie relative. Les auteurs concluent le chapitre en ouvrant la conception d’objets techniques éducatifs sur la conceptualisation d’une technologie éducative orientée vers la conception d’environnements médiateurs de trans‑individuation.

Le chapitre 7 clôture cet ouvrage, en discutant des enjeux épistémologiques du programme de recherche de cette équipe. Dans ce chapitre, Germain Poizat, prolonge le geste réflexif de l’ouvrage en inscrivant sous la lorgnette du lecteur le programme de recherche en train de se faire. Pour ce faire il commence par repositionner l’activité des chercheurs de l’ouvrage comme une activité dynamique et signifiante, individuelle-sociale et sociale-individuelle, énactive et expérientielle. Il est rappelé que dans cette perspective la science ne se situe pas seulement du côté des faits puisque ce que décrit le chercheur émerge dans son monde propre au cours de l’activité de recherche, au prisme de ce que son épistémologie peut faire émerger. La recherche est donc affaire d’actions incarnées. Il déplie ensuite l’idéal du programme de recherche de cette équipe qui s’inscrit dans une vision programmatique de la recherche en éducation et en formation adulte à visée épistémique (production de savoirs sur le monde) et technologique (transformation du monde). Cette vision programmatique présente plusieurs avantages. Elle permet de soutenir la continuité de l’activité de recherche au long cours malgré les aléas de la vie institutionnelle et de la diversité des demandes. Elle favorise les dialogues transdisciplinaires et les objets de débat et de controverses, enfin elle permet d’articuler l’activité individuelle et collective au sein de cette équipe de chercheurs. Il déplie ensuite un certain nombre d’arguments en faveur du rôle de l’idéal de recherche qui peut permettre de dépasser par abduction des blocages qui peuvent survenir dans les programmes de recherche, qui peut guider les chercheurs à des prises de position fortes sur des questions ouvertes telles que la réflexion sur le sens et l’idéal d’éducation afin de de se détacher d’une tendance des sciences de l’éducation contemporaines à se focaliser de manière excessive sur les contenus et les modalités des dispositifs d’apprentissage. Une autre perspective énoncée par l’auteur consiste à dépasser la sociologie critique qui documente les épreuves de domination, en suggérant d’éclairer aussi et surtout les espaces d’initiative et de résilience dans les situations de vulnérabilité. Ce chapitre envisage donc la recherche formation comme une dynamique ouverte qui cherche à faire advenir l’objet de sa recherche.

Cette lecture est à recommander pour tous les chercheurs engagés dans des recherches développementales. La forme de l’écriture de cet ouvrage adopte le mouvement spiralaire identifiée par les auteurs pour décrire le déroulement de leurs recherches formation qui sont profondément développementales. À travers ce mouvement spiralaire, le lecteur chemine tout au long de l’ouvrage, du pôle de la compréhension au pôle de la transformation. L’effort d’explicitation de ce programme de recherche permet également la mise à jour des dilemmes auxquels se confronte tout chercheur qui pilote des recherches développementales, en invitant ces derniers à ne jamais mettre sous le tapis les controverses qui émergent le long du chemin, mais à concevoir des dispositifs pour étayer leur mise en mots dans une visée développementale sans jamais les détacher des circonstances locales. Le travail d’explicitation des partis pris épistémologiques de ce programme de recherche offre également l’opportunité pour des chercheurs inscrits dans d’autres cadres conceptuels de réfléchir à leurs propres partis pris épistémologiques pour les confronter à ce programme de recherche, pour en identifier les points d’articulations possibles, les points d’achoppements, démarche nécessaire pour participer à la vitalité du champ scientifique des « activity studies » (Poizat & Saint Martin, 2020). Enfin, tout formateur ou enseignant-chercheur, pourra déceler au grès de la lecture des germes de réflexion pour penser et reconceptualiser sa propre pratique d’enseignant dans une perspective développementale.

Bibliographie

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Poizat, G., & San Martin, J. (2020). The course-of-action research program : historical and conceptual landmarks. Activités [En ligne], 17-2 | 2020, mis en ligne le 15 octobre 2020, consulté le 15 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/activites/6434 ; DOI : https://doi.org/10.4000/activites.6434
DOI : 10.4000/activites.6434

Simondon, G. (1959). Aspects psychologiques du machinisme agricole. Le concours médical, N° spécial « Colloque de psychosociologie agricole de Tours », France, juin.

Simondon, G. (2005). L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Grenoble (France) : Millon.

Licence : CC by-nc-nd

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