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Greenwashing : manuel pour dépolluer le débat public

Un article repris de http://journals.openedition.org/ver...

Un article repris de Vertigo, la revue électronique en sciences de l’environnement, une publication sous licence CC by nc nd

Gautier Lemelin, « Greenwashing : manuel pour dépolluer le débat public », VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Lectures, mis en ligne le 17 janvier 2023, consulté le 22 janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/37649 ; DOI : https://doi.org/10.4000/vertigo.37649

Greenwashing, ce recueil de 24 textes, entre synthèse scientifique, intervention politique et critique culturelle, éclaire « les impasses de pratiques, de technologies ou de politiques publiques, pourtant présentées ou perçues, parfois au sein des mouvements écologistes eux-mêmes, comme des solutions aux problèmes environnementaux » (Berlan et al., 2022, p. 11). Selon les coordonnateurs de l’ouvrage, le greenwashing, ou écoblanchiment en français, met en lumière comment certains moyens rhétoriques, esthétiques et certaines déclarations invérifiables obscurcissent la complexité des problèmes environnementaux ainsi que le potentiel et la portée concrète des solutions proposées (Berlan et al., 2022, p. 13). L’écoblanchiment désigne aussi un ensemble d’actions politiques et financières œuvrant davantage à garantir des intérêts économiques qu’à assumer des engagements sérieux et urgents face aux exigences planétaires.

Ce « manuel d’autodéfense intellectuelle » (Berlan et al., 2022, p. 11) et ses diverses entrées thématiques, de quatre à sept pages, allant de l’écocitoyenneté au nationalisme vert, et à la finance verte, examine l’hégémonie des pratiques et des discours favorisant l’inertie face aux dérèglements environnementaux (Berlan et al., 2022, p. 27). Pour ces auteurs, « l’économisme, le solutionnisme technologique et la pensée en silo » (Berlan et al., 2022, p. 21) constituent trois biais caractéristiques de la pensée, qui demeurent de véritables impensés de l’époque. En dépit de l’apparente neutralité des solutions analysées, qui alimente une rhétorique et des pratiques scientifiques, politiques et médiatiques ne favorisant guère des stratégies tangibles de résolution ou d’atténuation de la crise environnementale, l’écoblanchiment contribue à renforcer le statu quo et à « retarder le tournant écologique » (Berlan et al., 2022, p. 31).

Pour offrir un aperçu de l’ouvrage, nous examinons trois de ses entrées à savoir la croissance verte, la dématérialisation et l’énergie décarbonée, qui, liées à l’actualité, témoignent de trois biais caractéristiques de la pensée moderne.

Selon Jacques Humulle et Timothée Parrique, la croissance verte ne propose aucune remise en cause des dynamiques socioéconomiques de croissance. S’appuyant sur l’innovation technologique, comme stratégie de résolution des problèmes qu’elle provoque, elle s’inscrit ainsi dans la lignée du « développement durable ». La conviction que le développement socioéconomique, fondé sur l’accroissement du produit intérieur brut (PIB), n’est aucunement incompatible avec une réduction des pressions environnementales et un respect des limites planétaires serait au cœur même du projet de croissance verte.

Pour qu’une telle croissance verte constitue une solution crédible d’adaptation et d’atténuation de la crise environnementale, encore faut-il réussir à démontrer que la croissance du PIB n’augmente pas pour autant les impacts environnementaux et que les innovations technologiques, souvent incertaines et implantées tardivement en regard de l’urgence environnementale, puissent être pertinentes sans contribuer davantage à déplacer les problèmes identifiés qu’à les résoudre. Ainsi, plusieurs technologies « bas carbone » (dont l’énergie nucléaire), soulignent ces auteurs, réduisent les émissions de CO2, mais au prix de la dégradation de la biodiversité et de la pollution des sols. Si les personnes déjà gagnées à la critique de la croissance verte et du « solutionnisme » technologique sont facilement convaincues que produire d’autres nuisances ou les externaliser n’est guère une perspective soutenable, néanmoins, dans un contexte où la croissance demeure le paradigme économique dominant, tant chez les économistes que dans l’opinion publique, un solide argumentaire basé sur des données empiriques aurait pu être plus convaincant.

Pour soulever les ambiguïtés et les contradictions de la notion de croissance verte, ces auteurs remettent en question l’assimilation de la croissance économique au progrès social et culturel tout en mettant en évidence l’entrelacement des problèmes et de leurs effets dans la production des diagnostics et des solutions écologiques. En contexte d’urgence environnementale, la croissance verte serait, selon eux, « un pari collectif extrêmement risqué » (Berlan et al., 2022, p. 82) qu’il vaut mieux éviter. Autrement dit, entre « croire ou verdir, il faut choisir » (Berlan et al., 2022, p. 82) et « de nouveaux projets de société émancipateurs sont plus que jamais nécessaires » (Berlan et al., 2022, p. 84), ce que semble soutenir Timothée Parrique dans Ralentir ou périr : L’économie de la décroissance, publié au Seuil en 2022.

La dématérialisation, second volet sélectionné de l’ouvrage Greenwashing, présentée par Célia Izoard et Aurélien Berlan, s’attaque de son côté à l’idée selon laquelle la dématérialisation de l’information, de la communication et de l’économie serait un phénomène bénéfique pour l’environnement. Izoard et Berlan mettent en évidence que les technologies associées à la révolution du numérique nécessitent la production d’une base matérielle inédite qui contredit l’hypothèse selon laquelle la dématérialisation entraînerait une réduction du poids et du coût matériel et énergétique des activités touchées. Ainsi, paradoxalement, « depuis la naissance d’internet, nous n’avons jamais autant consommé de matière, à la fois pour produire les bases matérielles de la prétendue dématérialisation de l’économie, et pour accélérer la mondialisation, ce triomphe planétaire d’un capitalisme basé sur une production et une consommation croissantes » (Berlan et al., 2022, p. 87).

Certes, l’usage quotidien des technologies de l’information peut parfois porter à croire à une certaine émancipation matérielle et énergétique en comparaison du nombre considérable d’outils antérieurs à la révolution numérique, ce qui ne doit pas être confondu avec des effets de délocalisation de la production industrielle des pays riches vers les pays pauvres, qui impliquent de nouvelles divisions mondiales du travail et des dépenses matérielles et énergétiques majeures. Ainsi, « les émissions de gaz à effet de serre induites par le secteur du numérique ont dépassé celles du trafic aérien depuis le début des années 2010 et augmentent de 6% par an, sans perspective de ralentissement, bien au contraire, en raison du déploiement de la 5G. Pour moitié, elles résultent des terminaux utilisés par les consommateurs, le reste étant dû aux réseaux et notamment aux data centers. Un mail ou une vidéo parcourt en moyenne 15 000 km par voie hertzienne ou câblée » (Berlan et al., 2022, pp. 90-91).

Soulignant l’importance des origines extractives de l’industrie numérique nourrie par les métaux et les terres rares des industries minières alimentant la chaîne de production mondiale, Izoard et Berlan estiment que l’analyse critique de la dématérialisation doit également inclure celle des effets sanitaires et environnementaux qui en résultent. Ainsi, les ordinateurs portables et les téléphones intelligents contiennent des dizaines de métaux rares « présent(s) en très faible concentration dans des gisements contenant des éléments radioactifs (et dont le) raffinage consomme beaucoup d’eau et génère d’immenses quantités de résidus toxiques » (Berlan et al., 2022, p. 89). Sources de dégâts irréversibles, l’exploitation de ces métaux et terres rares affecte des communautés, notamment à Baotou en Mongolie intérieure où sont localisées « près de 40% des réserves mondiales de terres rares » (Pitron, 2019), mais aussi au Brésil, en Guyane, en Suriname et au Maroc (Berlan et al., 2022).

La consommation numérique, avec ses nombreux services et procédures administratives, requiert un ensemble de « machines connectées à un immense réseau » (Berlan et al., 2022, p. 88) alimentées en énergie par de lourdes infrastructures de stockage et de traitement d’information très énergivores, ayant un poids matériel et énergétique significatif. À lui seul « le data center Dalles de Google, en Oregon, abrite 100 000 serveurs, occupe une surface équivalente à 11,5 terrains de football, consomme la même puissance électrique qu’une ville française de 100 000 habitants et stocke près de 400 000 litres de fioul pour pallier une éventuelle coupure de courant » (Berlan et al., 2022, p. 91). En outre, les fortes quantités de déchets produits et non recyclés, en raison de l’absence de procédés rentables pour le faire, contribuent au caractère dissipatif de l’industrie numérique. Bref, la dématérialisation entraînée par l’ère du numérique serait davantage un vecteur de croissance économique et un facteur d’accumulation matérielle sur le plan biophysique, qui loin de la soutenabilité écologique offre plutôt un horizon idéologique et une utopie technophile voilant les risques et les coûts environnementaux et sociaux bien réels.

Le volet sur l’énergie décarbonée de Greenwashing, signé par Frédéric Boone, Mickael Coriat, Michel Duru, Julian Carrey et Florian Simatos, s’intéresse aux formes d’énergies alternatives aux énergies fossiles, précisément au nucléaire et aux énergies dites renouvelables. Considérant que « l’énergie provient à 80% de ressources fossiles fortement émettrices de gaz à effet de serre » (Berlan et al., 2022, p. 122), l’énergie décarbonée se présente comme une solution indispensable pour réduire l’empreinte carbone de nos sociétés. Conscients de la nécessité de miser sur des énergies à faible dissipation de CO2 pour œuvrer à l’atteinte des objectifs climatiques, les auteurs remettent néanmoins en question bon nombre d’évidences quant à leur application concrète.

D’abord, le fort coût énergétique de la construction des infrastructures de fonctionnement et de stockage d’énergie invite à réfléchir aux sources d’énergie primaire mobilisées tant pour le déploiement des projets d’énergie décarbonée que pour leur utilisation. Par exemple, si « l’hydrogène n’est qu’un ‘vecteur énergétique’, c’est-à-dire un intermédiaire entre l’énergie primaire utilisée et l’utilisation finale, il importe alors de souligner que l’essentiel de l’hydrogène produit actuellement dans le monde provient du gaz naturel, une source d’énergie fossile, conduisant à de fortes émissions de CO2 lors de sa fabrication » (Berlan et al., 2022, p. 125). La faisabilité d’une transition aux énergies décarbonées implique donc de vérifier les stocks de ressources disponibles et l’espace nécessaire pour répondre aux besoins croissants d’énergie, comme c’est le cas de l’énergie cinétique où « une éolienne de 3 mégawatts (MW) nécessite 3 tonnes d’aluminium, 4,7 tonnes de cuivre, 335 tonnes d’acier et 1200 tonnes de béton […]. Si l’on souhaite ne serait-ce que de maintenir notre consommation énergétique actuelle, […] les besoins en ressources minières pouvant atteindre 900% des besoins actuels à l’horizon 2050 » (Berlan et al., 2022, p. 127). Sans compter qu’intensifier la production d’une ressource renouvelable en ayant pour objectif de réduire la dissipation de CO2 peut entraîner divers impacts environnementaux collatéraux. Ainsi, « l’utilisation de végétaux pour produire de l’énergie […] entraîne le déploiement à grande échelle de monocultures intensives […] avec des conséquences catastrophiques directes sur la biodiversité, l’érosion des sols, les fonctions des écosystèmes » (Berlan et al., 2022, p. 126). Bref, sans rejeter l’importance des énergies décarbonées, ces auteurs montrent que derrière ce terme en apparence positif se cachent des enjeux d’une complexité dont il est indispensable de saisir les implications et les défis.

Greenwashing, comme son sous-titre l’indique, se veut une invitation à « dépolluer le débat public » afin d’orienter la recherche scientifique et la discussion collective vers une compréhension lucide et critique de la situation environnementale actuelle. Bien que ce livre appuie ses constats et ses analyses sur des recherches publiées, et bien qu’on puisse regretter la légèreté des références et des bibliographies proposées, il offre néanmoins une excellente entrée en matière aux enjeux et débats écologiques et aux recherches en sciences de l’environnement. Soulignant l’interdépendance des phénomènes et la nécessité de transdisciplinarité, cet ouvrage porte en lui l’exigence de comprendre, sans réductionnisme, les phénomènes locaux dans une perspective globale de codépendance et de réciprocité, tout en précisant que la recherche scientifique n’est pas à l’abri de l’instrumentalisation et de la manipulation sémantique et idéologique, d’où leur importante responsabilité politique à l’égard des phénomènes sociaux environnementaux.

Bibliographie

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Berlan, A., G. Carbou, et L. Teulières, 2022, Greenwashing : manuel pour dépolluer le débat public, Éditions du Seuil.

Parrique, T., 2022, Ralentir ou périr : L’économie de la décroissance, Éditions du Seuil.

Pitron, G., 2019, La guerre des métaux rares : La face cachée de la transition énergétique et numérique, Éditions Les Liens qui Libèrent.
DOI : 10.3917/rce.025.0212
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Pour citer cet article
Référence électronique

Gautier Lemelin, « Greenwashing : manuel pour dépolluer le débat public », VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Lectures, mis en ligne le 17 janvier 2023, consulté le 22 janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/37649 ; DOI : https://doi.org/10.4000/vertigo.37649

Auteur
Gautier Lemelin

Candidat à la maîtrise en sociologie, Université du Québec à Montréal, courriel : lemelin.gautier@courrier.uqam.ca

Licence : CC by-nc-nd

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