Innovation Pédagogique et transition
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Dynamique des « Monde, corps, culture » d’une stagiaire cocher-meneur : Pister les « transformations silencieuses »

Secheppet, Mélanie
docteure en Sciences de l’éducation et de la formation, membre associé LIRDEF EA 3749 UM-UPVM (Montpellier, France)
melanie.secheppet at orange.fr

Introduction

Dans le cadre d’une thèse de doctorat financée par l’Institut Français du Cheval et de l’Equitation (IFCE), nous avons étudié l’activité de stagiaires cochers-meneurs au cours d’une formation à la conduite de chevaux attelés. Il s’agissait de prendre en compte les relations entre l’environnement de formation et les processus d’apprentissage/développement des stagiaires, dans des visées compréhensives et transformatives. En adoptant une « entrée activité » dans une perspective d’anthropologie enactive (Theureau, 2015), il était postulé que « faire » au sein de l’environnement de formation participait à « se faire » en tant que cocher-meneur ; et, dans le même temps, « se faire » en tant que cocher-meneur participait à « faire » toujours autrement au sein de l’environnement de formation. Autrement dit, la relation entre « faire et se faire » était appréhendée comme une co-construction [issue de/ et renouvelant] le couplage stagiaire-environnement.

Ces relations ont été pistées au travers des différents contextes réels et simulés proposés par l’environnement de formation en cours de rénovation. Les stagiaires apprenaient la conduite en contexte réel avec les chevaux attelés et ils s’exerçaient aussi dans différents contextes simulés (simulateur traditionnel à poids, attelage humain, vidéoformation, simulateur interactif) (Figure 1).

Figure 1 : Environnement de formation

Nous avons ainsi identifié les transformations de l’activité d’une stagiaire au cours des cinq mois et demi de formation. Les analyses de ses cours d’action dans les différents contextes réels et simulés, ont permis de mettre en évidence les dynamiques des « monde, corps et culture » de cette stagiaire grâce au concept d’appropriations (Poizat, 2014 ; Theureau, 2011). L’articulation des cours d’action à l’échelle de la formation a été opérationnalisée par le concept de « transformation silencieuse » (Jullien, 2009) dans une étude du cours de vie relatif au projet de se former à la conduite attelée.

Enseigner/apprendre l’équitation attelée

La formation CS UCA [1] prépare les stagiaires à mener un attelage à un ou deux chevaux à des fins utilitaires. Le référentiel de formation attribue 75 heures de cours de technique attelée en centre de formation. Cependant ces heures concernent l’ensemble des stagiaires et tout ce qui gravite autour de la conduite effective (consignes, simulations, pansage, garnissage, mise à la voiture…) : en moyenne, un stagiaire conduit 15 à 20 minutes par session de 3 heures. À ces cours, s’ajoutent d’autres temps de conduite comme ceux des ateliers pendant lesquels les stagiaires conduisent les bennes de fumier ou hersent les carrières ou encore les stages en entreprise. Ils ont ainsi peu de temps pour se découvrir « cocher-meneur » et construire une nouvelle façon d’agir avec le cheval attelé dans une extension « corps-meneur/corps-cheval ».

La littérature équestre spécialisée attelage met en évidence la technicité de la discipline, en revanche elle connait une part d’ombre concernant l’activité en train de se réaliser : que fait le cocher-meneur en situation ? Cette part d’ombre concerne aussi bien l’activité du professionnel, de l’enseignant que celle de l’apprenant. Cette absence explique l’aspect « magique » que revêt l’expertise et qui transparait dans la littérature comme dans les entretiens de l’étude préliminaire : le cheval se replace dès que l’expert l’a en main alors que le stagiaire ne voit rien changer dans cette prise en main. La littérature véhicule l’idée essentielle que la répétition du geste technique sur simulateur puis avec les chevaux est garante d’amélioration (Pape, 2005). Il est également fait mention d’un défaut courant chez les débutants : celui de « se cramponner à la bouche du cheval ». Le cocher-meneur doit avoir la « main moelleuse ». Rien n’est dit sur l’expérience ou sur le chemin vers cette « main moelleuse ». Cette notion de contact moelleux se retrouve dans la plupart des traités d’attelage. Le contact c’est la relation qui s’établit entre les mains du meneur et la bouche du cheval à travers les guides et le mors. Il est le pilier de la communication entre le meneur et le cheval. La difficulté de ce contact est qu’il est instable car lié à un environnement dynamique formé du cheval, du meneur, du relief et d’événements susceptibles de faire réagir le cheval.

Pister les dynamiques de l’activité des stagiaires sur un temps long et dans des contextes réels et simulés

Afin d’évaluer les effets de l’environnement de formation sur l’activité des stagiaires, nous avons considéré trois critères : les processus d’apprentissage/développement, les relations entre les contextes réels et simulés, la prise en compte du temps long dans le processus de transformation.

Dans le cadre des pédagogies de l’apprentissage, Altet (1997) propose une définition de l’apprentissage comme étant un processus d’appropriation personnelle du sujet qui s’accompagne d’un processus de construction du sens et d’un processus de changement. Cette définition situe le processus d’apprentissage du point de vue de celui qui apprend, chez qui s’opèrent des transformations. En outre, Durand et al. (2006) évoquent une dialectique dans le concept d’apprentissage entre construction d’un monde propre et participation à un monde partagé. Nous avons retenu la définition proposée par Durand (2008), selon laquelle l’apprentissage est l’acquisition, par les individus et les collectifs qu’ils constituent, de modes d’action nouveaux pour eux, issus du patrimoine culturel en relation ou non avec un projet intentionnel de transmission de ces modes d’action par une instance de formation ; le développement étant la transformation du répertoire d’actions. Chez les stagiaires novices, comme ce fut le cas dans notre recherche, nous avons supposé que ces répertoires d’action changeaient rapidement et de façon appréhendable.

Au critère d’apprentissage-développement, s’ajoutait le critère de contexte de conduite réelle et de conduite simulée. Pour cela, nous avons retenu la thèse de Horcik (2014) qui mettait en avant la double intentionnalité présente dans l’activité d’étudiants anesthésistes en situation simulée : la situation de simulation [est et n’est pas] la situation de référence, en ce sens elle fait émerger des engagements similaires à la situation de référence tout en créant des engagements différents spécifiques à la caractéristique fictionnelle. Cette particularité nous a fait appréhender les contextes simulés comme étant à la fois rattachés aux contextes réels tout en préservant une part d’indépendance. Ainsi nous n’avons pas considéré de relation de cause à effet entre ces différents contextes. Les situations étaient susceptibles de s’influencer mutuellement participant d’une construction dépassant l’ici et maintenant via un processus de typicalisation (Durand, 2008).

S’agissant du temps long, plusieurs études nous ont inspiré en tant qu’elles cherchaient à révéler des relations entre les transformations des acteurs et de leur environnement à travers différentes temporalités et différents contextes de formation. Baconnet et Bucheton (2011) ont mené une étude longitudinale sur dix séances afin d’étudier les transformations qui s’opèrent chez une professeure stagiaire donnant à voir la mesure du déplacement professionnel. Serres (2006) a appréhendé les effets de l’alternance professionnelle chez des professeurs rendant compte des préoccupations communes à plusieurs contextes. Terré (2016) a pisté les transformations des élèves au cours d’un cycle d’escalade rendant compte des histoires se poursuivant et se développant ce qui rend visible le chemin et les trajectoires des processus d’apprentissage-développement. Leblanc (2014) a exploré les relations entre activité simulée, activité projetée-imaginée et activité transformée chez une enseignante stagiaire. Nous avons donc choisi de regarder les transformations des couplages formés par les stagiaires avec leur environnement en adoptant une approche située et longitudinale.

Cadre théorico-méthodologique

La stagiaire cocher-meneur et son environnement : un couplage autopoïètique asymétrique

Le programme de recherche du cours d’action (Theureau, 2015) donne une définition de l’activité humaine qui repose sur deux hypothèses ontologiques : celles de l’Enaction et de l’Expérience [2]. Selon ces hypothèses, un individu interagit avec son environnement en fonction de la dynamique de son organisation interne créant ainsi un couplage autopoïètique asymétrique. Comme l’ont souligné Poizat et Durand (2015), le postulat d’autonomie de l’activité implique « une conceptualisation de l’acte éducatif comme médié par des changements de l’environnement des acteurs […] c’est la dynamique du couplage acteur-environnement contraint par l’éducateur qui constitue la source d’où émergent les séquences d’activité inédites et les nouveautés (espérées majorantes) » (p. 56). Comme eux, nous avons défini l’éducation comme une pédagogie du devenir dans le sens où les transformations sont continues et sans retour en arrière. Cela signifie que nous avons appréhendé le couplage formé par le stagiaire et son environnement comme s’auto-organisant en situation, en fonction de la dynamique interne du stagiaire.

Le concept d’appropriation et les « monde, corps, culture »

Le concept d’appropriation permet d’appréhender les transformations du couplage stagiaire-environnement à travers les interactions récurrentes qui sont vécues pendant la période de formation. Le processus d’appropriation est constitué de trois pôles : appropriations aux « monde, corps et culture » propres de l’acteur en situation (Figure 1).

Figure 2 : Schéma des trois pôles d’appropriation, issus de la thèse de Secheppet (2020)- *Citations de Poizat (2014)

Les trois pôles du processus d’appropriation sont ordonnés, cumulatifs et minimalement intégrés (Theureau, 2011). Cela signifie que lorsqu’un élément entre dans le couplage de l’acteur, c’est-à-dire devient significatif pour lui, alors celui-ci est approprié et a minima incorporé et in-culturé (caractère minimalement intégré). Si un élément apparaît comme étant in-culturé cela suppose qu’il a été approprié et incorporé (caractère ordonné). D’autre part, un élément complètement in-culturé devient transparent : c’est ce qui permet les automatismes par exemple. « En effet, le propre de l’appropriation qui participe du processus d’apprentissage est qu’en s’incorporant et en s’inculturant, elle devient silencieuse. Ce silence comme un évanouissement disparaît du champ de préoccupation de l’acteur » (Secheppet, 2020, p. 126).

Les transformations silencieuses pour appréhender le temps long

« Jullien (2009) décrit les transformations silencieuses par leurs aspects de cheminement, d’infiltration, d’étendue, de ramification » (Secheppet, 2020, p. 126). Dans ces caractéristiques, nous retenons les notions de temps et de silence. Ce concept a permis de pister les transformations de l’activité de la stagiaire sur un temps long. Nous avons proposé une modélisation de la transformation silencieuse (Figure 3) qui prenne en compte les trois temps identifiés par Jullien (2009). La transformation débute par une période dite de « gestation » qui met en ordre des éléments d’une configuration qui commence à prendre forme mais qui n’est pas encore significative en tant que telle. Cette première phase de « gestation » débouche à maturité sur une modification visible remarquable en tant qu’elle transforme significativement l’activité observée. Cette modification visible est suivie d’une phase de « propagation » qui diffuse la transformation.

Figure 3 : Schéma d’une transformation silencieuse

Dans la mise en œuvre méthodologique, cela supposait de construire des données sur l’activité de la stagiaire sans savoir exactement comment celles-ci s’agenceraient par la suite. Pour cela, l’approche ethnographique enactive (Azéma et al., 2020) a permis la construction de données documentant l’activité de la stagiaire (notes ethnographiques, discussions quotidiennes ordinaires, entretiens spécifiques). Les pistes de construction des transformations silencieuses relatives à la construction des cours de vie relatifs au projet de se former à la conduite attelée, se sont éclaircies dans le cours de la construction des données de terrain, au fur et à mesure que les dynamiques des « monde, corps, culture » de la stagiaire se transformaient.

Le corpus de données relatif au cours de vie de Nadège

Nous avons intégré une formation de cochers-meneurs de l’IFCE en tant que stagiaire particulier du fait de notre casquette de chercheur. Nous avons suivi quotidiennement les cours depuis le premier jour de la formation jusqu’au dernier (du 13 novembre 2017 au 5 avril 2018). En plus des notes de terrain relevant les observations de l’ethnographe, nous avons réalisé des entretiens avec les stagiaires pour documenter des bouts de leur Expérience à différents moments de la formation. Dans le cas de Nadège, nous avons eu suffisamment de données pour reconstruire des transformations de ses « monde, corps, culture » propres tout au long de la formation (Figure 4).

Figure 4 : Ensemble des données construites avec Nadège

Nous avons réalisé deux films des traces d’activité suivis de deux entretiens d’autoconfrontation relatifs à sa conduite avec des chevaux attelés (23 novembre et 14 mars). Ces données ont permis de construire une structure de cours d’action de conduite attelée en début de formation et une autre en fin de formation. Pour pister les dynamiques de transformations au-delà de ces deux situations, nous avons utilisé des films de traces de l’activité de conduite (4 décembre, 3 janvier, 10 janvier, 22 mars). Nadège a participé à deux séances de vidéoformation accompagnée de la chercheure donnant lieu à des verbalisations de type simultanées et interruptives (9 janvier et 22 mars). Nous avons également utilisé des entretiens de remise en situation dynamique (11 janvier, 19 février et 13 mars). Et nous avons recueilli des traces vidéographiques et un entretien d’autoconfrontation sur l’utilisation du prototype du simulateur interactif (26 mars). Ces données ont été complétées par un entretien rétrospectif de fin de formation avec la stagiaire.

Les données ont d’abord fait l’objet de retranscriptions puis de traitement isolé permettant d’identifier les préoccupations, attentes, savoirs-types, perceptions, actions de Nadège de façon située. Puis nous avons pisté certaines transformations en fonction du développement qu’elles prenaient dans le cours de vie de la stagiaire : deux histoires majeures sont apparues liées à la question de la communication par les guides, l’histoire du poids et l’histoire du rôle de la guide extérieure. Pour cette communication, nous avons choisis de présenter l’histoire du poids.

L’histoire du poids dans le cours de vie de Nadège relatif au projet de se former à la conduite attelée

« Faire » un visionnage et continuer de « se faire » cocher-meneur

Dans cette première partie de résultats, nous montrons comment, pour Nadège, « faire » un visionnage sur la nouvelle plateforme de vidéoformation Ercam, s’est accompagné d’une modification visible de son cours de vie relatif au projet de se former à la conduite attelée par l’émergence d’un élément significatif nouveau dans son cours d’action [3]. Cette modification visible, c’est l’histoire du poids dans les guides pour discuter avec le cheval attelé. Dans le cours de la construction des données, la dynamique de cette transformation s’est manifestée au cours de trois journées successives (Figure 5). Le 9 janvier, elle découvre un meneur qui parle du contact en termes de poids qu’il met dans les guides. Le 10 janvier, elle questionne un de ses formateurs sur cette questionne du poids. Le 11 janvier, elle sent pour la première fois de la légèreté dans ses guides. C’est ainsi trois modifications visibles qui s’enchâssent les unes aux autres dans les phases de propagation des précédentes.

Figure 5 : L’émergence de l’histoire du poids dans le cours de vie de Nadège relatif au projet de se former à la conduite attelée

La troisième capsule vidéo que Nadège choisit de regarder, l’interpelle et la place dans une dynamique évolutive d’attention, d’étonnement, d’intérêt, de questionnement et de projections de pistes de solutions à tester. Tout d’abord le titre de cette capsule vidéo attire son attention car elle suppose qu’elle peut y trouver des éléments intéressants pour transformer sa propre communication avec les chevaux attelés. Nadège a un engagement double lors de cette première navigation sur la plateforme vidéo : 1/ Découvrir ce nouvel outil de formation (« faire » ici et maintenant) et 2/ Repérer des éléments significatifs pour elle qui lui permettent de se projeter dans des transformations potentielles lors de futures situations de conduite (« se faire » pour « faire » ailleurs et plus tard). La vidéo commence par trente secondes de conduite d’un cheval attelé par un cocher-meneur inconnu, sur une route de campagne : Nadège se balance, bercée par la musicalité des sabots. Puis c’est la surprise : on n’entend pas la voix du meneur de la vidéo ! Il n’utilise pas sa voix or le titre de la vidéo indique le thème de la communication : une étrangeté émerge dans le couplage de la stagiaire. Cela lui rappelle une remarque de son formateur indiquant que les stagiaires ne parlent pas suffisamment à leurs chevaux (5 janvier 2018). Depuis lors, Nadège recherche ce rythme qu’il faudrait avoir dans la communication verbale avec le cheval attelé : elle cherche à comprendre ce qu’il faut « faire » dans cette communication pour « faire » autrement avec ses chevaux. Ici, l’interaction de Nadège, avec la vidéo et avec la chercheure, ouvre un état de curiosité et d’attente vis-à-vis de cette communication avec le cheval attelé.
La seconde partie de la capsule vidéo donne accès à l’activité du meneur de la vidéo qui « commente, raconte, décrit, montre, mime » ce qu’il était en train de faire lorsqu’il conduisait le cheval attelé sur cette portion de route de campagne. Plongée dans une expérience mimétique (Leblanc et al., 2021), Nadège écoute attentivement la totalité du discours de « ce type chauve ». Pendant cette écoute, elle émet quelques « parler-tout-haut » qui servent de point d’appui à la chercheure-interlocutrice pour la questionner sur ce qu’elle est en train de faire. Dans ce que dit « ce type chauve », deux éléments significatifs émergent pour Nadège : 1/ il dit qu’il discute avec le cheval, 2/ il dit mettre jusqu’à trois bouteilles d’eau en termes de poids dans les guides. Il s’agit de nouveautés significatives qui s’accompagnent de typicalisations : 1/ discuter avec le cheval ne passe pas principalement par la voix, 2/ la relation aux guides peut s’exprimer en termes de poids et pas seulement en termes de tension (comme le font ses formateurs).
Pour comprendre l’importance de ces significations, il faut les mettre en relation avec ce que Nadège a vécu jusqu’à présent. L’analyse du cours d’action de la séance de technique attelée du 23 novembre 2017 permet de mettre en évidence une dichotomie dans l’activité de Nadège avec un cheval vif, Axis. Dans ses bras, elle se bat pour s’imposer face à ce cheval. Cette configuration ne la satisfait pas mais en ce début de formation elle n’a pas d’autre moyen d’action. Sa préoccupation est de s’imposer en tant que capitaine de l’attelage et pour cela elle replace sans cesse ses bras en arrière ce qui a pour effet de tirer les guides vers elle et de contraindre le cheval. La communication par les guides prend l’allure d’un combat dans lequel Nadège est contrainte de s’opposer au cheval. Pour contrebalancer cette action de guides et cette situation insatisfaisante, Nadège utilise sa voix pour apaiser le cheval par un flot doux et mélodieux. Le premier élément significatif de la vidéo avec le type chauve confirme à Nadège qu’elle doit poursuivre sa recherche de communication dans la manipulation des guides : discuter en attelage ce n’est pas tant faire usage de la voix mais plutôt des mains pour communiquer avec la bouche du cheval.
L’importance du sens donné par Nadège à cette histoire du poids comme levier d’action pour améliorer sa communication par les guides, peut s’expliquer par le fait que son cours de vie est marqué par des douleurs dans ses bras. Jusqu’à présent, elle a vécu le poids dans les guides comme étant mis par le cheval et comme contraignant son activité. Le type chauve dit que c’est lui qui met du poids dans les guides en les ramenant vers lui. Cela ouvre de nouvelles pistes d’action à Nadège : elle cherchera dorénavant à prêter attention au poids qu’elle ressent.
L’identification de la modification visible « histoire du poids » nous a conduit à prêter attention aux transformations potentielles à venir dans le cours de vie de Nadège en tant qu’elles participent à la propagation de cette modification visible.

Appréhender la phase de propagation de l’histoire du poids

Construire la phase de propagation de l’histoire du poids chez Nadège a supposé de 1/ contractualiser avec la stagiaire qu’elle nous informe des changements qu’elle percevrait en lien avec cette histoire de poids et 2/ prêter attention en tant qu’ethnographe aux interactions de Nadège avec son environnement de formation. Dans cette construction, les deux jours suivant la session de navigation/visionnage ont été marqués par deux situations liées à cette histoire de poids : 1/ une discussion avec un formateur lors d’un cours de conduite en ville et 2/ une sensation nouvelle de légèreté lors d’une conduite avec une autre stagiaire. Nous ne négligeons pas non plus la continuité de cette histoire du poids chez Nadège jusqu’à la fin de la formation mais nous choisissons pour cette communication de décrire la deuxième situation car elle prend la forme d’une nouvelle modification visible sous la forme d’une nouvelle sensation de conduite réelle : « sensation de souplesse dans le contact ».
Dans le courant de la construction des données de terrain, l’expérience relatée le 11 janvier par Nadège à la chercheure, s’inscrit dans la phase de propagation de la transformation silencieuse de l’histoire du poids dans le même temps qu’elle prend la forme d’une nouvelle modification visible dans son parcours de formation. Ce jour-là, Nadège a vécu une situation de conduite significativement marquante avec Alaska, le cheval attelé et avec sa co-équipière Anne, une autre stagiaire de la formation. Cette conduite a eu lieu pendant les ateliers du matin (Image 1) : à tour de rôle dans la semaine, les stagiaires sont chargés de conduire, en autonomie, les bennes de fumiers des écuries jusqu’au terrain où est entreposé le fumier.

Image 1 : Atelier de conduite des bennes de fumier [4]

À ce moment-là, la chercheure n’était pas présente avec le binôme Nadège-Anne. Cependant, de par son immersion ethnographique, la chercheure sait que les stagiaires cherchent parfois à s’aider les uns, les autres dès qu’ils se retrouvent seuls sur les attelages. Les situations d’aides entre stagiaires observées par l’ethnographe étaient souvent de nature verbale plutôt que de nature à intervenir sur les guides. Ce jour-là, l’aide apportée à Nadège par sa co-équipière correspond à une intervention sur les guides : elle lui allonge légèrement les guides. Cet acte et son résultat a fait signe d’une façon nouvelle pour Nadège qu’elle exprime à la chercheure a posteriori : « Et du coup, j’ai senti que, ouais effectivement, c’était plus souple mais que le contact était là quand même quoi ! ». Cette sensation est forte pour Nadège : « ça m’a débloqué un truc », dit-elle. À ce moment-là de la formation, Nadège sait que la communication par les guides doit être recherchée dans un dosage à trouver avec le cheval : il faut prendre suffisamment dans les guides pour que le cheval puisse recevoir les indications et il faut veiller à ne pas trop prendre pour ne pas trop contraindre le cheval. Cette recherche du bon dosage est, à présent, recherchée par Nadège, en termes de sensations dans son propre corps : confort/inconfort, lourd/léger, doux/dur. Nadège ne le dit pas explicitement en ces termes mais nous interprétons qu’elle établit une relation entre son inconfort (douleur dans les bras) et l’inconfort supposé du cheval ; et réciproquement entre son confort en conduite et celui du cheval.
Ce résultat suggère que la modification visible dans l’activité de conduite de Nadège s’inscrit dans une montée en puissance d’éléments significatifs relatifs à la notion de contact. Cela nous a étonné de voir que la question de la souplesse du contact n’avait pas encore émergé de façon significative dans le couplage de Nadège avec son environnement. Il s’avère que cette nouveauté fait écho à son vécu incorporé (douleur dans les bras). Elle projette alors une vigilance dans ses perceptions à venir lors des prochaines conduites : « c’est des choses sur lesquelles je vais faire attention après en menant pour voir si je sens mettre du poids, pas mettre du poids ». On comprend ainsi comment cette situation de visionnage a permis de préparer la modification visible « souplesse dans le contact » vécue par Nadège deux jours plus tard. Cela ne veut pas dire qu’auparavant Nadège avait uniquement un contact dur établi par une sensation de lourdeur. Cependant jusqu’à ce moment de son parcours de formation, seul le lourd associé au douloureux était significatif pour Nadège.

Discussion et conclusion

Nos résultats s’inscrivent dans la lignée de la recherche de Durand (2007) qui vise l’articulation des « composantes dynamiques de l’activité en situation et sa composante dispositionnelle » (p.84). Il a recours aux travaux de Lemke (2000) pour soutenir cette articulation entre deux formes de transformation aux dimensions temporelles différentes mais co-dépendantes. Lemke (2000) soutient que ce qui rend possible la coordination entre les processus de différentes échelles de temps c’est la circulation, à travers le réseau, d’artefacts de sens (semiotic artefacts ou traversals). La particularité des processus se déroulant dans différentes échelles temporelles est qu’ils n’ont pas la même vitesse de transformation selon l’échelle dans laquelle on se situe pour les observer (principe adiabatique). Le second principe mis en lumière par Lemke dans la coordination entre différentes échelles de transformation est celui d’hétérogénéité temporelle (heterochrony) et de médiation sémiotique. Ainsi Durand et al. (2006) cherchent à suivre le flux de signification à travers chaque échelle temporelle. Lemke (2000) ajoute que les changements très lents ne produisent pas ce que Bateson appelle « la différence qui fait différence ». La transformation silencieuse relative à l’histoire du poids souligne ce tempo lent dans la phase de gestation. Dans cette phase, des éléments significatifs se construisent au niveau du cours d’action de Nadège qui n’apparaissent pas encore comme une différence faisant la différence au niveau du cours de vie relatif au projet de se former à la conduite attelée. Cette transformation lente révèle un basculement d’une culture à une autre pour laquelle les « monde, corps, culture » de Nadège sont en transition vers une nouvelle façon d’être au monde relative à l’activité de conduite de chevaux attelés. La modification visible de l’histoire du poids perçue dans le discours du meneur de la vidéo apparaît comme un marqueur de révélation de la transformation en cours associé à une prise de vitesse de celle-ci. Cette modification visible participe de l’orientation du cours de vie comme en témoigne la présence de cette histoire du poids sur trois journées successives. Cette perception au moment du visionnage est préparée par l’antériorité de ses cours d’action de conduite attelée qui ont éveillé l’attention de la stagiaire vis-à-vis de la communication avec le cheval suscitant des interrogations et des recherches d’amélioration. Et dans le même temps, le cours d’action de visionnage de la vidéo prédispose Nadège en lui ouvrant de nouvelles pistes de recherche, de questionnements et d’attention perceptive l’amenant à questionner un de ses formateurs et à sentir de la légèreté dans les guides.
Dans le cours de vie de Nadège relatif au projet de se former à la conduite attelée, différents « faire » (faire avec les chevaux, faire avec les simulateurs, faire avec les conseils des différents acteurs de la pratique attelée) ont contribué à « se faire » cocher-meneur. Dans le même temps que ce « se faire » cocher-meneur participait à de nouveaux « faire » par de nouvelles relations à l’environnement de formation. À la fin de cette étude, nous soulignons l’intérêt d’approcher les « faire/se faire » des stagiaires pour questionner et transformer les « faire/se faire » des formateurs au regard des résultats révélant l’activité des stagiaires (Secheppet et Leblanc, 2021).

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Theureau, J. (2015). LE COURS D’ACTION : L’ENACTION & L’EXPERIENCE. Toulouse : Octarès.

Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

Notes

[1Certificat de Spécialisation à l’Utilisation de Chevaux Attelés

[2Nous avons choisi de mettre une majuscule à Enaction et Expérience puisque ces termes renvoient à une acception particulière au programme de recherche cours d’action.

[3Cette première navigation sur la plateforme s’est déroulée le 9 janvier 2018 sur proposition de la chercheure ethnographe. C’est-à-dire que la formation avait déjà commencée depuis quasiment deux mois (14 novembre 2017). Ainsi Nadège avait déjà conduit des chevaux au cours de séances de technique attelée et elle avait également passé deux semaines en stage dans une entreprise de maraichage utilisant la traction équine.

[4L’image proposée est une illustration à partir d’un extrait d’un enregistrement vidéo du 12 janvier 2018. Il ne s’agit pas de la conduite réalisée par Nadège le 11 janvier. Mais le matériel est identique.

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